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Un jour passe. Un autre. Le troisième jour, Bruno sent une démangeaison à la cuisse. Il enlève son pantalon et découvre un gros bouton, comme une énorme piqûre de moustique, dont la taille, je ne sais pas, fait cinq fois le plus gros à Jean-Ramsès.»

Tout le monde se tourna vers moi pour examiner mon visage avec sollicitude. Je ne savais plus où me mettre. Wolf, lui, pouffait des gencives.

«Te gratte pas, Jean-Ramsès, hein! poursuivit oncle Guillaume. Ça ne fera qu'empirer, et c'est pas génial pour les filles, mon bonhomme! Bruno ne se gratte pas, lui, il se retient de toutes ses forces, mais les jours passent et le bouton est toujours là, il ne pense pas à sécher comme les piqûres ordinaires, il ferait même un peu mal, comme si une dent de sagesse y poussait. Bruno met de la pommade – ça ne fait qu'aggraver. Surtout, il s'aperçoit qu'un peu de sang frais suinte du mamelon. Il comprend alors que la piqûre se renouvelle chaque jour comme si un moustique géant venait s'abreuver à sa cuisse, la nuit tombée, en plantant sa tige toujours au même endroit.

Bruno est fatigué, il a la tête qui tourne, son teint est pâle. Il dépérit. Plus aucune force dans les bras. Deux semaines que ça dure. Il irait bien consulter, mais qui va consulter pour une piqûre de moustique? Un matin, ça ne va pas du tout, il n'a pas la force d'aller à la boutique, il reste chez lui à faire du rangement, il entreprend même une lessive. Et voilà-t-y pas que dans la poche de son pantalon, précisément au-dessus de la plaie, il retrouve un billet d'un dollar qu'il avait laissé là par mégarde. "Tiens, se dit-il, qu'est-ce qu'il fiche là." Il tient le dollar, comme ça, entre deux doigts, quand soudain il réalise: le billet a une épaisseur. Il le tâte – pas de doute, il y a comme un liquide à l'intérieur. Non seulement ça, mais sa couleur n'est pas habituelle des dollars, il est globalement rose, virant carrément au rouge par endroits. Quel est ce mystère?

Quand il comprend, l'évidence manque de le renverser: le dollar est gorgé de sang. Oui, mesdames, de sang! C'est lui, le moustique tropical qui lui suçait la cuisse depuis deux semaines. D'ailleurs, quand Bruno l'examine attentivement, il remarque du rouge foncé autour de la bouche de George Washington, du sang séché, et un curieux mouvement des lèvres qu'il a d'abord pris pour une pliure de papier, probablement l'orifice où se tient le dard. En appuyant doucement sur le jabot de Washington, on voit ses yeux s'injecter et une perle de sang gonfler aux commissures. Telle était, mesdames et messieurs, l'horrible découverte de Bruno. »

Oncle Guillaume fit une pause dramatique. Nous étions pétrifiés. On n'entendait plus que les pales du grand ventilateur. Le soleil lui-même semblait figé sur l'après-midi tétanisée.

«Ha! ha! ha! entendit-on rire, un peu surjoué, en provenance du coin sombre. Ha! ha! ha! Vous êtes prêts à gober n'importe quelle ânerie!»

C'était oncle Abe qui se manifestait, comme au bon vieux temps.

Oncle Guillaume le regarda, presque avec gratitude, et ne se priva pas du plaisir de laisser éclater sa rage:

«Ah ben ça le fait rire! Ah ben il y en a qui se tordent les boyaux! Regardez cette face de roseau! La souffrance d'un homme n'a pas d'importance à ses yeux. Seule compte l'utopie qu'il a bâtie à grands coups de mauvaise foi!»

Les habitués firent aussitôt bloc derrière oncle Guillaume. On criait, on insultait oncle Abe dans un joyeux vacarme qui faisait valser les tables. Mais l'autre, galvanisé, ne se démonta pas:

«Je pense que Bruno aurait dû se laver plus souvent. Changer de pantalon plus d'une fois par mois n'aurait pas fait de mal. Sa fréquentation de certains salons, disons, euh, angéliques, que vous connaissez tous mais dont je ne dirai pas davantage à cause des enfants, n'a pas été sans conséquences non plus. Je pense à la chtouille, tout simplement.»

Ce fut l'explosion. On se leva, on se bouscula autour du coin sombre. Le patron saisit oncle Abe par sa chemise, laissant sur place quelques boutons de nacre. Le facteur lui criait des insultes sur sa mère, le docteur Soubise essayait de le pincer, tandis que la patronne flotta vers lui sur un nuage de volupté, saisit son bock de bière et le lui vida entre les jambes.

Il supporta l'attaque sans fléchir, cherchant dans notre regard par-dessus la foule des motifs d'espérance. On ne se priva pas d'en donner – de ces grands yeux pleins de douleur, comme en ont les faux aveugles mendiant dans le métro -, d'autant que personne ne nous voyait.

«Laissez-le, commanda soudain oncle Guillaume. Mettez-le à la porte, et laissez-le. Il m'importe de ne pas perdre le fil de cette histoire.»

Joyeusement on fit ce qui nous était demandé et l'on revint autour d'oncle Guillaume, plus soudés que jamais. Oncle Abe resta sur le trottoir, en plein soleil, le pantalon trempé comme s'il avait une fuite. Il n'intéressait plus personne.

«Bruno, donc, reprit oncle Guillaume. Bruno pose le dollar sous une grande cloche en verre, pour l'étudier plus soigneusement. "J'espère que la sale bête ne m'a pas refilé quelque maladie», pense-t-il. Il en parle à son médecin, sans entrer dans les détails de son aventure car il a peur qu'on le prenne pour un fou. Le médecin le regarde avec un air sévère et lui prescrit une cure d'antibiotiques à titre préventif. Le billet entre-temps maigrit quelque peu. "Au régime sec, et bien fait pour toi!" pense Bruno. Cependant, quand il passe à côté, il a l'impression que Georges Washington le regarde avec des yeux affamés.

La plaie va mieux. Elle est pour ainsi dire guérie. Bruno reprend ses activités habituelles. Il va à la banque.

"Je voudrais le solde, SVP, fait-il.

– Le compte titres aussi? demande la préposée.

– Quel compte titres?" Bruno tombe des nues.

"Ben oui, dit la préposée, votre portefeuille d'actions du Nasdaq."

Elle lui tend une feuille avec des graphiques bleus et rouges, l'électrocardiogramme de son argent.

Ainsi Bruno découvre qu'à son insu la banque avait investi en actions de Wall Street, comme si ces requins avaient besoin d'argent supplémentaire.

"C'est quoi ces conneries? dit Bruno. Où est mon plan d'épargne-logement? Je veux parler à la chargée de clientèle."

Ils accourent tous, la chargée de clientèle, le directeur de l'agence, ils se penchent sur son cas, ils font des ronds avec les bras, ils tapent sur une calculette, pour aboutir au résultat suivant: son compte a attrapé une mystérieuse maladie le jour où il a déposé les dollars. Le triste résultat en est que son argent n'obéit plus aux injonctions des banquiers, il a gagné une sorte d'autonomie et s'investit lui-même où bon lui semble, avec une préférence pour des valeurs libellées en dollars. "C'est insensé, dit Bruno.

– À qui le dites-vous, soupire le directeur. Nous devons procéder à une isolation informatique de votre compte pour qu'il ne contamine pas les fonds propres de la banque.

– Remarquez, votre placement dans Boeing a été plutôt judicieux", souligne la chargée de clientèle, mais Bruno lui décoche un regard de ninja.

Ainsi passent plusieurs semaines. Grâce à son ordinateur, Bruno suit à distance les circonvolutions de ses avoirs outre-Atlantique. L'argent se bloque tout seul dans des entreprises douteuses – armement, produits pétroliers, cholestérol – et ne compte pas du tout rentrer en France. À chaque achat, la banque prélève une commission pour "frais de gestion à risque", entendez les précautions qu'elle prend pour circonscrire la maladie, ce qui diminue d'autant les réserves de graisse. À ce rythme, après une dizaine d'allers et retours dans la nouvelle économie, les gains modestes réalisés avec le titre Boeing sont siphonnés par le néant. Le reste du portefeuille ne tarde pas à les suivre, inexorablement, comme la batterie d'une voiture dont on aurait oublié les phares.

«Saleté de dollar!» pense Bruno, mais que peut-il faire?

Il soulève la cloche de verre et prend le billet, tout plat désormais, et tout vert. Avec de grandes précautions – car au moindre faux pas George Washington essaierait de le mordre – il l'épingle à une plaque de liège. Il sort un couteau suisse, des aiguilles, une seringue. De longues heures il s'escrime sur le maudit rectangle. Il pique, il découpe, il tire. Quand vient l'aube, rien de ce qui est dans les tripes du dollar ne lui est inconnu. Il s'endort épuisé, terrassé par des découvertes prodigieuses qu'il a été le seul à voir.

Le lendemain, il est en cessation de paiement. Sa banque prend une voix toute triste et l'interdit de chéquier. Il est contraint de fermer boutique et s'en va errer sur le continent. Je crois qu'il est clochard, maintenant. Le destin de bon nombre de philosophes et de justes. Une forme de spiritualité par rapport à l'argent.»

Oncle Guillaume avait terminé. On resta assis dans le soleil couchant, oisifs parmi les longs éclats des cendriers, des carafes et des verres vides. Les bocks transparents, les flancs couverts de traînées de mousse, faisaient courir sur les tables des paramécies menaçantes. Puis, quand l'ombre du nez devint plus longue que la moustache, le soleil accéléra soudain, comme s'il avait mis sa roue sur une forte pente bien dégagée, les lumières tintèrent une dernière fois dans une débauche de contrastes et la pénombre dorée s'étendit langoureusement. Il est des silences qui sont des oasis de bonheur.

Quand on sortit du bistrot, sur le chemin de la maison, je montrai à mon père les disques et autres gadgets que nous avait prêtés oncle Abe.

«Ah, il fait du prosélytisme!» s'emporta mon papa.

Il me confisqua tout le sac et le jeta dans une benne de travaux publics.

Après dîner, prétextant une envie de prendre l'air, j'allai récupérer les disques en cachette. Ça pouvait avoir de la valeur. Je les conservai plusieurs jours sous mon matelas, puis je les revendis à un broc ambulant. Mon épargne fut la première étonnée de la somme que je parvins à en tirer.

Interdit aux mineurs

«Alors, les enfants, vous en dites quoi?»

Ce fut par ces mots que l'oncle Abe – anormalement en avance – nous cueillit un jour que nous arrivions au bistrot, en avance nous aussi par manque d'activités parascolaires.

«La canaille se lève tôt», me souffla Wolf.

Nous devinâmes aisément qu'il nous avait guettés, nous et personne d'autre, pour nous parler entre six yeux avant l'arrivée des vétérans.