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Le patron somnolait derrière le comptoir, la patronne déchargeait le lave-vaisselle: il n'y avait pas de danger à s'afficher en compagnie d'oncle Abe. Alors je lui improvisai un truc sur les passerelles qui existent entre la haine et l'amour, car je me figurais qu'il avait été traumatisé par les attaques qui avaient repris de plus belle depuis son retour. Je lui dis qu'il ne fallait pas qu'il se formalisât pour tous les gros mots qu'on lui envoyait, qu'au fond on l'appréciait vachement – je soulignai ce mot, vachement, car il me paraissait porteur d'un maximum de sincérité – et même que sans lui notre vie de quartier ne serait plus tout à fait aussi spontanée – là-dessus, je n'exagérais pas. Enfin, je lui montrai en quoi nos altercations étaient une expression vivante de la démocratie.

«Ah, mais je ne parlais pas de ça, Jean-Ramsès, m'arrêta-t-il, et je me sentis un peu couillon. L'opinion de la meute ne me dérange pas. Avez-vous écouté les disques?»

J'avais complètement oublié ces gris-gris d'un autre âge.

«Comment as-tu trouvé l'enregistrement rare d'Al Hirt? insistait-il. Et ce rock lourd de ZZTop, à l'odeur de pétrole?»

J'eus un geste vague.

«On les a bazardés, dit soudain Wolf. Hop hop, à la poubelle à ordures. Disparus, tes fétiches! De l'air! Vis avec ton temps, mec.»

Le coup me prit à froid dans le plexus. Je compris que Wolf se vengeait ainsi de la petite trahison que je lui avais servie l'autre jour face à l'oncle Guillaume, quand j'avais cafté. Ce geste pas joli me mit immédiatement dans l'embarras car il n'y a rien qui produise aussi mauvaise impression que de l'hypocrisie démasquée.

«Mon père les a bazardés», corrigeai-je, mais le mal était fait. Oncle Abe prit ses distances:

«Pourquoi donc les as-tu montrés? Tu es donc aussi lâche que les autres? Et vicieux en plus? Tu ne comprends donc rien?»

Le voilà parti dans une tirade sur les mérites de son Eldorado, rapportés à la petitesse de notre pays et de ses habitants. «La petite royauté», qu'il nous appelait. «La petite royauté peuplée d'arrogants et de complexés.» Nous ne nous trouvions pas si petits que ça, Wolf et moi, au contraire on débordait d'énergie, l'avenir sur l'île nous paraissait moelleux dedans et doré sur le dessus, comme les fesses de madame Saint-Ange, on ne voyait pas où il voulait en venir avec ses propos catastrophistes.

«Mais ouais, disait Wolf, c'est ça, t'es le meilleur.

– Si danger il y a, il vient de là-basy ajoutai-je. Mais je ne veux pas polémiquer avec un petit p.»

D'autant que le bistrot commençait à se remplir. Nous dégageâmes vite fait à nos places. Oncle Abe s'enferma dans un mutisme noir qui suppurait. Il rejoignit son coin sombre et resta planté là comme la statue du commandeur.

Oncle Guillaume arriva et j'eus ma deuxième mauvaise douche de la journée.

«Bonjour les mômes, nous dit-il. Aujourd'hui l'histoire que je vais raconter n'est pas pour vos jeunes esprits. Désolé, mais vous dégagez.

– On n'a rien fait de mal, onc' Guillaume, protestai-je au bord des larmes.

– On ne discute pas.»

Nous commençâmes à pleurnicher, et mon père, voyant à quel point nous étions déçus, tenta de négocier, en vain.

«C'est la Saint-Valentin, expliqua oncle Guillaume. Les dames ont été nombreuses à demander une crêpe spéciale.»

Mon père hocha la tête: on n'avait pas le choix. Le front bas, nous nous exécutâmes. Dans notre dos, on entendait les voix animées des habitués, les trémolos du patron et les rires étouffés des femmes. Rarement dans ma vie j'eus à maudire mon âge avec autant de force.

Penser que l'on irait à la pêche serait mal nous connaître. On fit semblant d'aller vers la plage, puis on coupa par le sous-bois qui nous amena de l'autre côté du grand bâtiment mitoyen au bistrot, où l'on entra pour se faufiler au dernier étage. Un peu de voltige, et nous voilà sur le toit, au-dessus de la cuisine, émoustillés comme des pucerons. Wolf, plus doué que moi dans ce genre de manipulations, sortit un canif et l'on eut vite fait d'ouvrir le sas.

«…d'aucuns ont des attirances sexuelles pour les demoiselles de là-bas,, entendit-on la voix posée de l'oncle Guillaume. Leur discours est simple: peu importe les dangers et les forces malfaisantes, si l'on s'aime, tout est rose, la vie est pleine de cœurs en guirlandes. Combien de godelureaux se sont fait attraper par leur, pardonnez-moi, parce qu'ils n'avaient pas vu au-delà des apparences séduisantes. À tous les jeunes gens ici présents (on devina qu'oncle Guillaume regardait le docteur Soubise), je voudrais dire ceci: évitez de copuler avec les créatures de là-bas, car bien des désenchantements vous y guettent.

À ce propos, je vais vous raconter l'histoire qui est arrivée à mon ami G, grand amateur de la chose, connaisseur s'il en est de tous ces tours de passe-passe que l'on nomme "positions", adepte de tourisme tagada dans les pays les plus sordides. À moins que vos oreilles ne soient pas faites pour ce genre de récit corsé.»

On entendit de nombreuses protestations et un brouhaha joyeux envahit le bistrot.

«Je vous préviens sérieusement, et ne venez pas vous plaindre après, insista oncle Guillaume.

– Allez onc' Guillaume, on n'est pas des gamines, vas-y, déniaise-nous.

– Bon, d'accord, capitula-t-il de bonne grâce. Mon ami G fréquente un port mal famé, sur le continent, pas très loin de chez nous, un port où se pratiquent toutes sortes de déviations avec des filles incroyables venues spécialement des coins paumés du monde, Hao Bin, Dniepropetrovsk, Samarkand, voyez, ce genre de destinations où même une lettre met trois semaines pour arriver. Il y a pris ses habitudes, noué des relations. Un jour il a vent d'un arrivage extraordinaire, une perle d'une grande beauté, une fille de là-bas, G est tout excité, vous pensez bien, il n'a jamais fait avec ce genre de fille, dans nos contrées c'est une marchandise rare, à moins d'aller directement s'approvisionner au pays, mais c'est tout une expédition, qui n'est pas sans risque, comme vous le savez. Toutes sortes de bruits circulent, la belle serait un mélange de Cléo de Mérode, de Mata Hari et de princesse Leia. Elle ferait de ces choses… De nombreux amateurs se rassemblent au port, les prix grimpent. G est bien introduit dans le milieu, il y jouit d'une réputation d'homme sage, bon payeur et gentil avec les filles, il a une sorte de bonus, on le met parmi les premiers sur la liste, à condition bien sûr qu'iî ait de quoi assurer, au propre comme au figuré.

– Comment ça, hi hi hi, au figuré? demanda une voix de femme.

– Ben euh, en plus du prix, la belle demande des clients capables de s'investir dans la durée, des types consciencieux, quoi.

– Ah, si l'on avait le choix, soupire la voix de femme.

– C'est quoi ces chichis? s'insurgea le patron. Le client est roi!

– Pas dans l'univers du grand luxe, dit sobrement oncle Guillaume. Il faut le mériter. À côté, madame Saint-Ange c'est le Franprix du pauvre, excusez-moi de la comparaison, je ne cherche à vexer personne. G n'est pas à ce niveau d'amateurisme. Il lui faut des sensations extrêmes. Il fournit les preuves nécessaires, il paie le prix demandé, et le voilà muni de son billet d'entrée, à dix-huit heures trente, quai de l'Embarquement, cabine n° 50, il erre dans le port en attendant sa séance.

À vingt minutes du rendez-vous, alors qu'il en est à compter les pavés, avec son (pardonnez-moi) qui est tout dur au fond du pantalon, une vieille femme très laide s'approche de lui. Il essaye de la repousser mais elle s'accroche à lui en chamachant de sa bouche édentée: "Fais gaffe à toi, de sombres démons tournent autour de toi." Pour s'en défaire, il lui lance une pièce de monnaie. La vieille prend ça pour un geste du cœur et à son tour elle lui donne une petite croix en bois: "Elle te servira le moment venu."

Vient l'heure fatidique. G entre dans la cabine n° 50. Il voit une belle créature blonde, avec de longs cheveux bouclés, un visage mignon assez standard, le corps entièrement couvert d'un épais peignoir. "Qui me dit qu'elle vient de là-bas, se demande G, méfiant. Il faudra que je demande un certificat."

Alors ils s'y mettent, sauf que la fille examine le corps de G, minutieusement, pour y chercher des coupures éventuelles, des traces de champignons – entre les orteils ou derrière les oreilles -, des boutons d'herpès, tous les défauts possibles qui indiqueraient un manque d'hygiène ou une maladie. Elle finit par la crasse sous les ongles qu'elle nettoie avec une petite brosse enduite de liquide antiseptique. "Tout cela est bien étrange", pense G, un peu dégoûté.

Il enfile sa petite précaution, mais ce n'est pas suffisant. La fille sort deux sacs plastiques spéciaux à mettre sur les pieds et une sorte de cagoule. Un appareil spécial en forme d'hygiaphone est prévu pour la bouche et le nez. G comprend que c'est pour éviter les écoulements de salive, porteuse de germes et de mauvaises odeurs. Enfin ils s'y mettent pour de bon. Dans cet accoutrement ridicule, G a chaud comme un lapin, ses pieds glissent sur la moquette et son (pardonnez-moi) n'est plus tellement raide. La baudruche se dégonfle, si je peux me permettre, malgré les atouts indéniables de la fille. Quand on sait le prix qu'il a payé, les sacrifices en temps consentis pour cette tocade, le résultat est assez décevant. Une grande frustration flotte dans l'air.

Voyant cela, en grande professionnelle, la fille ouvre son peignoir et applique la règle des trois profondeurs, d'abord la bouche, puis la… vous me comprenez, enfin le… Mme Bovary.

– La totale, siffla une voix d'homme que nous attribuâmes au facteur.

– Non, mais dis donc! répliqua sa femme.

– Je suis désolé pour ces détails un peu techniques, poursuivit oncle Guillaume. Sans eux, mon histoire ne tient pas. Pas davantage que le (pardonnez-moi) de mon ami G. Car malgré la science de la dame, il reste flagada comme un masque à gaz, tout ce qu'il a vu jusqu'à présent ne le branche pas plus que ça. Il s'apprête à ranger son outillage quand la fille se soulève sur la couche et lui fait comprendre qu'il ne regretterait pas de jeter un coup d'œil plus poussé aux endroits délicats. Genre, t'as pas tout vu, mec. Regardes-y à deux fois avant de critiquer. Lis entre les lignes. Il obéit, plus par curiosité que par concupiscence, et miracle! il découvre effectivement en haut des fesses une petite merveille, une ouverture dont il n'avait pas soupçonné l'existence, et ce n'est pas le Mme Bovary, no-no-non, encore moins la… vous me comprenez, car c'est tout petit et circulaire, tout bordé de pétales rose sombre, donc je dirais que techniquement ça ressemble à un deuxième trou du cul, aussi incroyable que cela paraisse.»