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«Il faut faire la part des choses, reprit-il. Celui qui oublie ses obligations quotidiennes peut faire le jeu des forces obscures, sans même s'en rendre compte.

– Oncle Guillaume, dit le docteur Soubise, tu nous sers là un discours rétrograde.

– Tous les progrès sociaux de nos pères et grands-pères ont visé à nous affranchir du travail, cet esclavage des temps modernes, récita le journaliste.

– Le mot même "travail", vient du latin trepalium - instrument de torture, souligna l'instituteur.

– Doucement, les enfants, fit l'oncle Guillaume en souriant devant leurs boucliers. D'un côté, vous avez raison. De l'autre, écoutez l'histoire qui est arrivée à un gars du pays, chauffeur de bus sur la liaison La Normande-Saint -Garou, un brave gars approchant de la cinquantaine, lassé par son boulot sans perspective de carrière, avec au-dessus de lui un chef d'équipe un peu rigide qui passe son temps à le contrarier pour les congés ou le repos compensatoire. Face à l'adversité du quotidien, Michel élabore un système. Les jours où il n'y a pas trop de passagers, en période de vacances scolaires ou les week-ends à pont ou tout simplement parce qu'il y a dans la semaine des jours creux qui ressemblent à des jours fériés, il fait semblant de sortir le bus pour la tournée de quatorze heures quinze, mais il prend par l'avenue de la République au lieu d'aller tout droit, puis il se gare dans un endroit discret près de la zone désaffectée, coupe le moteur et s'en va pour une après-midi buisson-nière. Ne croyez pas qu'il traîne au bistrot – comme certains -, ce n'est pas le genre. Il se rend à la bibliothèque municipale, oui monsieur, où il se documente sur divers sujets historiques qui l'intéressent. Parfois, il fait des recherches dans les archives de la préfecture pour construire son arbre généalogique. Il est ainsi remonté jusqu'à Hugues Capet. Pendant ce temps, les usagers – peu nombreux – attendent patiemment la tournée suivante ou prennent le taxi, pour ceux qui sont pressés. C'est tellement devenu une habitude que les gens ont fini par comprendre que le bus de quatorze heures quinze était sans doute une erreur, une faute de frappe dans les horaires et qu'il ne fallait pas compter sur ce bus-là. D'ailleurs personne ne se plaignait. Le chef d'équipe voyait en fin de journée son chauffeur rentrer en pleine forme et s'en réjouissait dans son fond humaniste. La municipalité faisait des économies d'essence qu'elle investissait dans les espaces verts, les fleurs du rond-point et les attractions pour enfants. Les usagers s'habituaient à marcher, ce qui est excellent pour la santé, mais pas seulement. En marchant, ils prenaient le temps d'admirer lesdits espaces verts, les nouvelles anémones du rond-point, le gazouillis des enfants, leurs poumons respiraient un air plus propre, et, les sens enivrés, ils oubliaient la légère déception de ne pas utiliser de bus – sans faire la relation de cause à effet, évidemment.

C'est dans ce climat de paix intérieure qu'un type tout de propre vêtu monte dans le bus du matin, celui de huit heures dix, que Michel conduit également car il n'est pas question de sécher à cause de l'affluence. Le type est scintillant des pieds jusqu'à la tête, même ses chaussures sont blanches, c'est étrange et le chauffeur le prend dans son viseur du coin de l'œil. Il le remarque d'autant mieux que le type tient une boîte noire, de la taille d'une boîte à chaussures, qu'il essaie de caser sous un siège. "C'est peut-être un colis suspect", pense Michel. Et aussi: "On n'est pas payés pour se faire exploser la figure." Rien d'étonnant à ce qu'il soit nerveux tout le long du trajet, il surveille discrètement le type mais il ne se passe rien de particulier jusqu'au terminus. D'ailleurs il n'a pas une tête de terroriste: il est roux avec des lunettes. Au moment de descendre – sans la boîte noire, remarque Michel, une boîte noire qu'il aurait cachée quelque part (mais quel est l'intérêt de faire exploser un bus vide?) – le type s'approche: "Dites-moi, mon ami, il n'y avait pas de bus hier, à quatorze heures quinze?" Michel est tout gêné. Il se demande ce que veut le type. Il n'est pas de l'inspection des services, c'est sûr, car les gars de l'inspection préviennent toujours quand ils passent, ils ne s'habillent jamais aussi propre et ils ne parlent pas avec un accent aussi marqué, un accent du nord. "Un Russe, peut-être", pense Michel.

– Mais non, s'écria l'instituteur, c'est un type de là-bas !

– Tu as cent fois raison, dit oncle Guillaume. Mais ce n'est pas tout. Comme Michel ne lui répond pas – car il en est encore à analyser la situation – l'usager tout propre prend un air satisfait.

"Je savais bien! dit-il en se frottant les mains. La boîte à transfert ne se trompe jamais. Merci, merci beaucoup!"

Mon conducteur se demande si c'est une blague. Jamais il n'a vu d'usager aussi serein malgré l'absence criante de bus à l'heure prévue. Il pense à une provocation. Mais dans quel but? Pour tout dire, la tranquillité suave de l'étranger ne présage rien de bon. Michel prend une voix agacée, un peu vengeresse:

"Avant de descendre, assurez-vous de n'avoir rien oublié dans le véhicule.

– Ah, vous m'avez donc vu! s'exclame l'étranger, visiblement déçu. Je n'ai d'autre choix maintenant que de déplacer la boîte à transfert. Comme c'est dommage."

Il revient à la place où il était assis, fouille sous le siège et sort la boîte noire.

"La boîte à transfert? fait Michel. Expliquez-moi."

Et il a le bon réflexe de bloquer les portes. L'autre essaie de se faufiler, mais Michel tient la pression, il estime qu'il a droit à des éclaircissements.

"Je peux rester ainsi une après-midi entière, ça ne me dérange pas", précise-t-il.

Voyant qu'on ne lui donne pas le choix, l'étranger râle un peu, mais il n'est pas le maître ici – c'est encore heureux -, et il finit par céder. Il montre la boîte noire à Micheclass="underline" l'extérieur est lisse, en métal sombre. Au centre il y a un cadran où se balade une aiguille, comme sur un voltmètre.

"Elle comptabilise les heures avant de les envoyer vers le modem.

– Les heures? s'interroge Michel.

– Oui, fait l'étranger. Les heures que vous perdez. Celles où vous ne travaillez pas. Les pauses café, les faux congés maladie, les grèves abusives. Le mieux pour nous c'est quand vous êtes au bureau sans y être, quand vous traînez la patte, les types qui lisent en cachette, les déjeune-long, les se-la-coule-douce-le-bavardage, voyez?"

Non, Michel ne voit pas – il est un peu de mauvaise foi.

"Ces heures sont automatiquement converties en richesse, un peu comme l'énergie du soleil est convertie en électricité, puis transférées chez nous suivant une formule économique difficile à expliquer où jouent les taux d'intérêt, les taxes douanières, les flux de capitaux et autres notions macroéconomiques. C'est le principe des vases communicants: on récupère ce que vous perdez. Tout ça, grâce à cette petite boîte."

Il tapote la boîte noire amoureusement.

Mon conducteur a du mal à le croire.

"J'en ai jamais vu, remarque-t-il avec bon sens.

– Forcément, répond le type. Je viens d'être affecté à votre secteur. Il n'y a que très peu de boîtes par chez vous. Oh mais ça va changer, on a mis les bouchées doubles. C'est tellement rentable! Et si vous ne la voyez pas, tant mieux, le taux de rendement est meilleur, et de loin. C'est pour ça qu'on l'a faite la plus discrète possible. Je suis sûr que vous avez déjà croisé ces boîtes sans faire attention. Les gens la prennent pour un truc de contrôle de vitesse. Dans les bureaux, on la maquille en détecteur de fumée. Et maintenant, laissez-moi sortir, j'ai du travail, moi."

Le type parti, mon conducteur reste tout perturbé. Alors, comme ça, sans le vouloir, il a peut-être fait le jeu des forces obscures qui ont récupéré ses heures de non-travail, péniblement accumulées depuis des lustres, pour les utiliser à leur profit! Un grand sentiment d'injustice l'envahit: c'est nous qui glandons et ce sont eux qui s'enrichissent, les fumiers! Comme s'ils avaient besoin de ces petits tours de passe-passe pour être encore plus florissants!

Tout à ses pensées, il décide d'assurer la tournée de quatorze heures quinze, on ne sait jamais. Il roule avec son bus vide, il passe devant la mairie, la gare routière, le centre commercial, la tournée complète comme quand il était jeune. Les usagers le regardent comme s'ils voyaient Lazare. "Germaine, viens voir! crient-ils. C'est-y pas le bus de quatorze heures quinze, bonne mère?"

Sa tournée terminée, il rentre au dépôt. Il est fatigué comme s'il avait porté des meubles toute la journée – c'est l'effet de la surcharge inhabituelle de travail. Au dépôt, il parle à ses camarades, il leur raconte l'étranger tout propre, mais personne ne veut le croire. Certains chauffeurs naïfs le moquent ouvertement. Ils insinuent qu'il serait resté trop longtemps au café. Michel se fâche et les envoie promener.

Les jours suivants n'arrangent rien. Il est devenu méfiant, il scrute la foule pour y repérer l'homme, il fouille trois fois son bus après chaque tournée. Surtout, il ne peut se permettre de rater celle de quatorze heures quinze. Il y a comme un ressort interne qui s'est brisé. Il est assidu à son travail, et ponctuel à faire peur. "Vous n'aurez rien, fumiers! pense-t-il. Pas une minute, pas une seconde." Pire, quand la direction demande des conducteurs pour assurer le week-end de Pentecôte, il se porte volontaire.

"T'es fou, lui disent ses camarades, tu nous fais honte."

Il les regarde avec tristesse, peut-être même avec mépris, il a l'impression d'être le seul à se battre contre les boîtes noires, un combat perdu d'avance car comment voulez-vous qu'il compense à lui seul les heures perdues par ses camarades?

"Vous feriez mieux d'aller bosser", leur dit-il, et l'on comprend que ce genre de remontrances ne fait pas plaisir autour de lui.

"Tu déconnes ou quoi? disent ses camarades. Toi, Michel, tu t'es fait l'allié du grand patronat."

Ils s'éloignent de lui. La direction, au contraire, apprécie. Le chef d'équipe l'invite même à jouer à la pétanque, pendant le temps de travail réglementaire, hélas, en programmant de faux stages de formation. Michel, dégoûté, ne peut que décliner l'invitation.