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De plus en plus de monde se presse sur le trajet du quatorze heures quinze. On dirait que les usagers ont une fascination pour ce bus longtemps considéré comme perdu. On pourrait croire qu'ils viennent exprès pour admirer l'ardeur au travail de Michel ou faire la conversation. Pourtant il ne leur parle pas, pas plus qu'il ne parle à la hiérarchie, coupable à ses yeux des mêmes dérives laxistes qu'il a connues. Même aux heures de pointe, la solitude le mine. Le regard absent, il fixe la route devant lui, il ouvre et ferme les portes avec une ponctualité diabolique, on dirait un robot.

Un jour, au volant de son bus, il fait un drôle de rêve éveillé. Il s'imagine qu'on lui confie une autre ligne en plus de la sienne. Il ferait en somme le travail de deux conducteurs. En mordant un peu sur les jours récupérateurs, ce n'est pas un pari absurde. Il accepte. Avec ses nouvelles capacités, sentant planer sur lui l'ombre des boîtes noires qui ricanent sous cape à chaque fois qu'il lève le pied, Michel assure comme une bête. Mieux, il s'en sort tellement bien qu'on le prie de bien vouloir passer chef d'équipe. Il multiplie les tournées, ajoute des horaires de nuit, vérifie lui-même la propreté de ses bus. On le nomme adjoint aux transports à la mairie, puis directeur des transports pour l'ensemble de l'île. Il bosse comme vingt. On dirait qu'il est possédé. On le cite en exemple. On l'invite à s'exprimer. Il se voit à la tribune dans un stade: "Qu'est-ce donc que la démocratie, sinon du transport d'usagers d'un endroit à un autre?" Dans la foulée, il instaure le service minimum. Sa popularité sur l'île devient immense. Le cabinet du ministre le remarque…

Son ascension aurait pu continuer ainsi jusqu'à la présidence de la République, quand un passager brise soudain l'enchantement en lui demandant pourquoi le bus ne s'est pas arrêté à la gare routière, comme prévu. À force de rêvasser, il a raté une station. Une dame avec une poussette l'insulte vertement. Michel bave un peu sur sa chemise, puis il lâche le volant et s'effondre dans d'atroces convulsions. Il fait une crise d'épilepsie.

Heureusement le bus n'allait pas vite. On est parvenu à le stopper sans dommages. Michel a été conduit immédiatement aux urgences. Sa convalescence a été lente et pénible. Elle s'est doublée d'une grave dépression. Quand il a repris son travail, on a mis Michel à un poste de paperasserie, puis, très vite, comme il tenait des propos insensés, on l'a catapulté en préretraite. Il s'est pendu trois jours plus tard. À son enterrement, plusieurs témoins ont vu un type tout propre, avec une boîte noire sous le bras.

Non, les enfants, il est malsain de jouer avec le travail. Ne sous-estimez pas les forces obscures et leur technologie. S'il existe un moyen de s'enrichir sur notre dos, ils le trouveront, soyez sûrs.»

Un silence déprimé suivit la fin de l'histoire. Nous pensions tous aux heures perdues qui auraient pu filer à l'ennemi et à l'obligation morale que nous avions maintenant de travailler davantage. Cette perspective fit crisser bien des mâchoires. L'instituteur, excédé par les regards lourds qu'on lui lançait de partout, fut le premier à exploser.

«Tu ne dis rien, oncle Abe? s'adressa-t-il au coin sombre. Tu fais le mort? T'as raison. Ah, il est beau, ton système qui pompe nos richesses, ah, tu peux être fier d'être à la solde de ces parasites! »

On entendit une chaise tomber et l'oncle Abe fit un pas vers nous. Sa frêle silhouette tremblait comme un vieillard dans un courant d'air. Il serrait des poings moites le long de son corps, tels deux piliers, sa froide détermination s'avançait vers nous. Nous, les enfants, nous le regardions avec l'espoir secret d'une bagarre. Mais il ne frappa personne. Ses poings vinrent se croiser sur sa poitrine dans un geste d'une grande théâtralité.

Il nous attaqua de sa voix nasillarde, un peu hystérique. Pourquoi le laissa-t-on parler? Allez savoir, personne ne se doutait des propos immondes qu'il allait nous servir.

«Votre arrogance est un monument, non, c'est un patrimoine», nous lança-t-il. «Votre chauvinisme indécrottable n'a d'égal que votre ignorance», et aussi: «Vous n'existez dans ce monde que comme des alter-là-bas. Que là-bas cesse d'exister, et vous vous effondrez, politiquement, culturellement et spirituellement parlant, comme une merde sans squelette.» Puis, voyant qu'on ne le contredisait pas – surpris que l'on était par la violence de ses propos -, il s'enhardit: «Vous êtes fondamentalement complexés, petits et complexés, le complexe d'infériorité est ce qui définit la politique de la France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.» On l'écoutait toujours. Et lui: «Vous êtes des lâches profonds car vous savez bien que le sale boulot sur cette planète sera toujours fait par les soldats de là-bas, ce pays que vous conspuez, vilipendez, injuriez avec d'autant plus de zèle qu'à travers lui ce sont vos insuffisances qui vous sautent à la figure. » Et encore: «Que la Russie veuille bien retrouver son potentiel de nuisance, et vous ferez tous dans votre culotte en dentelle. Que la Turquie devienne radicale, comme hier la Serbie… que dis-je, la Turquie? Chypre vous mettrait les foies, Malte vous écraserait car votre seule arme est l'hypocrisie diplomatique et la haute opinion morale que vous avez de vous-mêmes.» On se regardait, ne sachant comment réagir à ce barrage qui avait cédé, le flot de paroles paralysait nos esprits.

Et lui, il continuait à nous bombarder: «Je vous trouvais sympathiques, j'aimais votre génie franchouillard, votre humour me faisait rire, j'appréciais vos grivoiseries. Plus maintenant. Votre sympathie est du vent, de la gonflette, de la poudre aux yeux, vos insolences sont des pirouettes qui masquent une grossière absence de fond. Vous êtes dans le paraître, la dorure sur étron, la fioriture du vide, la rhétorique du creux. Pour vous, un diplôme aura toujours plus d'importance que les compétences, une explication compliquée sera toujours plus crédible qu'une explication simple, une biographie sera toujours plus intéressante qu'une œuvre.» Enfin, il dit: «Je pars», et il ajouta: «Définitivement. Je quitte le marécage, la province que vous êtes.»

Il transpirait comme un collabo.

Il nous tourna le dos et nous nous réveillâmes. Était-ce le sentiment de trahison qui nous chauffait ou simplement l'impétueuse nécessité de ne pas laisser le dernier mot à ce salopard?

«Il a pété les plombs, déclara l'instituteur.

– Quelle bassesse, s'indigna la patronne.

– Devant des enfants, gémit mon père.

– C'est inconcevableS», bougonna oncle Guillaume, déçu de perdre ainsi son contradicteur attitré.

Curieusement, personne ne se précipita pour lui casser la figure. Il faut dire qu'il était déjà en train de sortir, nous privant ainsi du plaisir de le mettre dehors. Alors, avec une force toute calculée, le patron saisit une carafe vide et l'envoya à sa poursuite. Elle frôla son oreille droite et s'écrasa sur le trottoir. Il accéléra le pas. Ce fut notre seule consolation.

Quand il disparut au bout de l'avenue de la Résistance, le bistrot se mit à bouillir. Tous les mots durs de l'oncle Abe ressortirent sur le tapis, on aurait dit qu'ils s'étaient planqués exprès sous les tables pour venir nous tourmenter plus tard, en tête-à-tête. Le papier peint jaunâtre des murs les avait absorbés et nous les restituait maintenant, par petites doses, pour nous faire enrager encore plus. L'instituteur criait, la patronne beuglait, ça se chamaillait partout, et oncle Guillaume qui ne trouva rien de mieux que de s'endormir dans ce brouhaha, la tête gentiment posée au creux du coude, là où poussent les plaques d'allergie.

Voyant l'ambiance délétère, nous préférâmes partir, Wolf et moi. On connaissait un coin tranquille sur une de nos plages, à l'ombre d'un ancien bunker abandonné, gros prodige immobile puant la pisse de chat et le vomi des hommes. On s'installa sous sa protection à regarder les étoiles. Je caressai le vieux béton qui en avait vu d'autres. Sa casemate principale pointait toujours vers l'ouest.

«Tu sens comme elle puise? demandai-je à Wolf en y appuyant mon front. Je me demande ce qu'elle cherche à nous dire.

– Arrête, Jean-Ramsès, tu me fous les glandes», répondit ce benêt.

Sa myopie spirituelle créait entre nous un fossé infranchissable.

Le piège de l'ordinateur

L'ambiance paraissait définitivement cassée avec le départ théâtral de l'oncle Abe. L'absence de contradiction entama la verve d'oncle Guillaume et tua le débat. On fut confronté à un grave passage à vide. Parfois il se taisait gauchement à mi-phrase et notre après-midi se transformait en une morne plaine de Poméranie. Il lui arrivait aussi de manquer d'originalité et de nous servir pour la dixième fois une histoire que l'on connaissait par cœur. On écoutait poliment, on posait des questions pour faire ceux qui s'intéressent, et l'on sortait du bistrot le ventre un peu lourd.

Comme toute nature artistique, il était conscient lui aussi du vertige.

«Je suis un peu fatigué, les enfant», admettait-il, le regard perdu dans les sables mouvants de son plat de lentilles.

Il mangeait lentement, le silence pesant roucoulait autour de nous et l'on se découvrait inquiets comme si on nous avait enlevé une carapace protectrice. Il fallait faire quelque chose.

Le déclic vint de mon père.

«À la prochaine histoire, on n'a qu'à faire semblant de ne pas le croire», suggéra-t-il.

L'idée semblait bonne, mais personne ne voulut jouer le rôle de l'oncle Abe.

«Je pense qu'il vaut mieux l'encourager plutôt que de le contredire, protesta le patron, fort de ses mauvaises expériences passées.

– Il faut tenter les deux, argumenta mon père.

– Moi, j'y vais pas, se bloqua le patron. J'ai une autre idée. Une surprise.»

Mais il ne voulut pas en dire davantage.

Alors mon père:

«Je propose que ce soient les enfants, Jean-Ramsès et Wolf. Oncle Guillaume ne pourra pas se fâcher sérieusement contre des enfants.»

Nous étions outrés, mais que pouvions-nous faire? Je maudis encore plus l'oncle Abe, ce brise-harmonie à qui l'on devait cette désagréable situation.

«Rappelez-vous, les enfants, n'en faites pas trop. De la délicatesse, du doigté», chuchotait mon père. Et moi je bouillais tout bas: «Ta délicatesse, tu peux éblouir où je pense, en l'occurrence sous le lave-linge, à la place du trésor des Templiers qui n'y sera plus.»