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On tira à pile ou face avec Wolf pour le rôle du méchant. Je trichai habilement (un peu d'entraînement à la réception de la pièce suffit pour garantir l'immunité du sort), et mon camarade s'y colla.

Tout se passa comme prévu, oncle Guillaume trempa sa moustache et se lança sans grand entrain dans une histoire de sport (on fit la moue étudiée), des athlètes de là-bas qui gagnaient le quatre fois cent mètres systématiquement, à un point où l'on pouvait se demander s'ils n'étaient pas massivement dopés aux substances indétectables (on fit la moue étudiée).

«On la connaît, cette histoire, onc' Guillaume», fit soudain Wolf.

Question délicatesse, Wolf était le meilleur, et de loin! L'assistance se figea.

Oncle Guillaume pivota sa moustache aguerrie.

«Ah oui?» fit-il, et l'on vit la flamme de l'orgueil blessé briller entre les poils argentés. Il poursuivit en martelant les mots de façon désagréable:

«Tu connais tout, toi, Wolf le Connaisseur, alors que tu n'es pas plus gros qu'un crachat. Je suppose que tu connais aussi leur projet Alpha?… Mais si, voyons, le projet Alpha. Celui de robot sportif, une machine couverte de plastique pour tricher aux Jeux… Un humanoïde, hein, avec visage et tout… Wolf? Tu es là? Tu pourrais nous en dire davantage, non?… Pourquoi tu te tais? Un robot capable de descendre sous les 8" 30 au cent mètres. Indétectable au test d'urine car pissant une bouillie préparée à l'avance et contenue dans une poche intérieure. Son vocabulaire est limité à une centaine de mots, "droite", "gauche", "merci public", "au petit-déjeuner, je pars du bon pied avec Kellogg's Corn Flakes", on n'en demande pas plus à un athlète. Demandez à Wolf si j'invente.»

Thomas, l'ingénieur, regardait oncle Guillaume avec des yeux scintillants.

«Ce serait une réussite technologique extraordinaire, murmura-t-il.

– Bof, fit oncle Guillaume. Le cent mètres a l'avantage de se courir tout droit, avec des lignes blanches délimitant les couloirs et toutes sortes de repères visuels facilement détectables par une caméra placée dans la pseudo-rétine. Wolf le Connaisseur le sait bien, n'est-ce pas?… Il saura aussi nous expliquer pourquoi le plastique recouvrant le robot est sombre, imitant ainsi à merveille le noir des Africains.»

Wolf ressemblait à du hachis écrasé mais les habitués étaient ravis. On retrouvait notre conteur au meilleur de sa forme. Thomas, l'ingénieur, faisait des calculs sur un coin de table,

«Tu ne dis rien, Wolf? s'acharnait oncle Guillaume. T'as avalé ta langue? Eh bien je vais t'aider. Sa couleur est sombre, tirant vers le marron foncé, car… car…

– Car cette couverture est la plus adaptée pour capter le maximum d'énergie par rayonnement et alimenter les milliers de cellules photoélectriques cachées en dessous», bondit Thomas.

Oncle Guillaume lui adressa un hochement satisfait.

«Je comprends pourquoi il y a autant de Noirs dans leurs équipes, siffla le docteur Soubise.

– Attention, ce n'est qu'un projet, tempéra oncle Guillaume. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Méfiez-vous des amalgames.»

Un tonnerre d'applaudissements salua autant son honnêteté que la verve retrouvée. Les gens se levaient, chacun voulait le toucher, lui dire un mot gentil. Alors le patron, voyant que l'on avait du mal à circuler à cause de l'enthousiasme, sentant aussi que le moment était venu de frapper un grand coup pour se débarrasser du spleen à jamais, se percha sur le zinc et déclara:

"S'il vous plaît, un peu de silence! J'ai une annonce à vous faire. C'est un peu une surprise. Notre bistrot-restaurant que vous aimez tous et dont j'ai la chance et l'honneur d'être le patron…

– Le maître d'oeuvre! cria l'instituteur.

– Le dictateur! pouffa la femme de ménage.

– Whao, whao, taisez-vous un peu, fit le patron. Je disais donc… nous allons changer de nom. Cette maison, qui n'est pas loin d'être trente-naire, s'appellera désormais… "Le coin de l'oncle Guillaume." J'ai fait faire à mes frais une enseigne lumineuse que voici,»

Il tira de sous le zinc une grande boîte en plastique. Les lettres se détachaient en bleu fluo sur un fond crémeux.

Notre aimable moustachu se dressa, ému jusqu'aux oreilles. Le patron fit clignoter le grand néon, et le visage rubicond de l'oncle Guillaume se couvrit d'une buée de plaisir.

«Merci, dit-il sobrement.

– C'est à nous de te remercier», s'empressa le patron, et il n'avait pas tort, surtout du point de vue de la caisse.

Tout naturellement, il offrit la tournée. Dans l'euphorie, personne ne pensait plus à l'oncle Abe, on aurait dit qu'il n'avait jamais existé. Disparus, évanouis, lui et ses mauvais fluides!

«On devrait faire venir le Libéré, suggéra l'instituteur. C'est un événement, tout de même, un nom de bistrot qui change,»

Le patron était plutôt d'accord, car toute publicité est bonne à prendre, mais l'oncle Guillaume fit son modeste. On pensa d'abord à une comédie de sa part, on tenta même de lui forcer la main, mais il resta inflexible comme le Pont-Neuf. «Non, finit-il par se fâcher. Non, imbéciles. Écoutez-moi. Les journalistes ont leurs problèmes, il ne faut pas les embêter avec moi, ils ont suffisamment d'ennuis avec les infiltrations.

– Comment? – Quelles infiltrations? – Explique-toi.» Oncle Guillaume s'assit avec des airs de grand conspirateur.

«Laissez-moi vous raconter une histoire. Un gars de mes amis a fait les frais d'une nouvelle forme de sabotage.

Jean travaillait dans un grand journal par chez nous, le Républicain, peut-être, ou le Courrier, je ne me rappelle plus. Vous savez que les papiers sont maintenant toujours tapés sur ordinateur, corrigés par ordinateur, mis en page sur ordinateur, transmis à l'imprimerie par ordinateur, tout passe par l'ordinateur. Bientôt ce sera l'ordinateur qui les écrira, tout seul, en écriture automatique, à partir d'un câble pour dépêches AFP et d'une dizaine de mots clés en fonction de la teinte qu'on veut donner à l'article. J'exagère à peine. Bref, sans ordinateur, la création journalistique – voire littéraire -s'arrêterait net.

Alors mon ami Jean reçoit une commande pour un sujet brûlant: la prise de contrôle des réseaux informatiques par des logiciels délateurs venus de là-bas. On en a beaucoup parlé ici, entre nous, mais ce n'est pas un thème qui apparaît dans la presse, et pour cause.

Jean fait son enquête sur le terrain. Il interroge des anonymes informés, il monte son réseau d'in-dics zélés, il déterre les affaires enterrées. C'est du jamais vu, le sommet de sa carrière d'investigateur pigiste. Entre autres révélations, il dresse la liste des logiciels infiltrés, ceux qui sont construits avec des failles soigneusement cachées, programmées pour se déclencher à la réception d'un signal secret, ceux qui envoient en douce les données confidentielles – les numéros de carte bleue, de sécurité sociale, d'allocataire familial – vers des serveurs de là-bas où ces informations seront exploitées pour nous piéger, ceux qui attaquent en sourdine nos sites français pour les bloquer et faire reculer notre langue, ceux enfin qui espionnent tout ce que l'on tape au clavier et transmettent nos lettres, nos mémos, nos dossiers secrets à vous-savez-qui. Jean donne les noms, désigne les complices. Son texte est une bombe.

Tout se passe bien tant qu'il reste sur son calepin, à la main et au stylo. Mais dès qu'il commence à mettre au propre sur ordinateur, Jean s'aperçoit qu'il est confronté à d'étranges phénomènes. À peine a-t-il le temps de taper son premier paragraphe, au ton particulièrement acide, que la bête se bloque – plantage système -, il perd son texte, il est obligé de redémarrer. Heureusement, il a bonne mémoire et toujours son fameux calepin, son compagnon, pour ainsi dire, de la libération. Re-plantage. Et re, et re. Six fois de suite. Pas moyen d'avancer au-delà de quelques phrases, À la septième tentative, l'ordinateur se bloque définitivement en affichant l'écran bleu de la mort.

Il tente de réinstaller le système – dans le temps, il a été abonné à des revues informatiques, il a une vague idée de la manip. Le processus est fastidieux, il passe du temps à chercher les manuels adéquats, or les fameux manuels sont stockés sur ordinateur, qui est en panne, n'est-ce pas, autant dire qu'ils sont au fond de la mer, il n'a plus qu'à chercher une autre machine.

Il emprunte l'ordinateur d'une collègue, et devinez quoi?… même schéma! La machine n'obéit plus dès que Jean se fait un peu virulent. Il comprend alors qu'on veut l'empêcher de travailler. Son texte est trop compromettant pour l'industrie des ordinateurs – contrôlée par les intérêts financiers que l'on sait. Le système d'exploitation s'est allié au traitement de texte pour le paralyser. Il y a un système de censure automatique caché au cœur de la machine. C'est effrayant. Pire, c'est sans issue. Comment voulez-vous qu'il continue: sans ordinateur, pas de texte, pas d'article, pas de journal. Jean se retrouve dans la situation peu confortable de l'innocent qui vient porter plainte au commissariat de police pour s'apercevoir qu'il est tombé dans les mains de ceux-là mêmes qui veulent sa perte.

Au lieu d'insister – Jean a peur de casser une deuxième machine et de bloquer définitivement la rédaction -, il décide de modifier un peu la tonalité de son texte. L'ordinateur veut jouer au plus malin? Ha! Il n'a pas les moyens intellectuels pour se mesurer à un Français! La ruse est le propre de l'homme.

Jean change quelques noms, adoucit les adjectifs, procède par allusions plutôt que par accusations directes, il remplace les remarques sarcastiques par des jeux de mots candides, et miracle, ça passe, l'ordinateur ne détecte rien de suspect. "Ah ah, mon salaud, pense Jean, rira bien qui rira le dernier." Car il n'est pas question de s'agenouiller devant la censure.

Il continue son écriture bémolée, tout en créant un fichier parallèle où il rassemble les remarques virulentes, les noms réels, les dates clés, toutes les compromettances. Une fois sorties de leur contexte, n'est-ce pas, ces phrases ressemblent à du gentil babil abstrait. Cependant, il suffit de lire les deux fichiers en même temps pour reconstituer l'article original, sans complaisances.