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Avec cette astuce, le travail avance rapidement et sans incident, il y a même une sorte de fille animée qui surgit à l'écran, avenante, avec tout ce qu'il faut où il faut, une beauté platine qui lui demande s'il a besoin d'aide sur une fonction quelconque du logiciel. "Je suis votre compagnon de traitement de texte, lui dit-elle. Votre muse." Non, il n'a pas besoin d'aide, il clique sur le carré pour la faire disparaître. En vain, la fille ne veut pas décamper, elle tourne en tâche de fond, elle s'incruste dès qu'il a une hésitation, pire, elle lui suggère des phrases. "Pourquoi ne mettriez-vous pas davantage d'adjectifs positifs?" insiste-t-elle en se cambrant. Ou bien: "Votre expression logiciel piégé ou truqué est tendancieuse, dites plutôt logiciel averti ou intelligent, votre phrase sera plus équilibrée." Et voilà qu'elle remplace de son propre chef les mots par d'autres, sans demander l'avis de Jean, dans tout son texte, instantanément!

"Quelle saloperie", pense Jean. La machine a dû sentir qu'il y avait du poison dans le bonbec. Elle se doute bien que son article n'est pas si innocent qu'il en a l'air, alors elle essaie de le gêner. Il redouble de prudence. Mieux, il fait semblant d'accepter les changements, il maquille son texte tout en expatriant les clés de lecture vers un troisième fichier, déconnecté des deux autres. Jean passe à un niveau d'écriture plus subtil, il emploie l'euphémisme, il écrit entre les lignes avec des clins d'œil dans chaque phrase, ses révélations avancent masquées – tout en ne perdant rien de leur dangerosité. Et pour ne pas se faire distraire par la fille, il pense à des cadavres en putréfaction.

Tant bien que mal, l'article progresse – et quel article! un Austerlitz. Il s'étend sur trois ordinateurs, avec trois noms d'utilisateur différents. Seule la réunion des trois fichiers permet de lire le texte tel qu'il a été conçu au départ. Jean les envoie à la collaboratrice chargée de mettre en page, il y joint un mode d'emploi clair et précis. Puis il fait un bras d'honneur à la fille qui se déshabille sur l'écran. "Dans le cul, la sardine, pense-t-il en jubilant. Et profond." Il part en week-end le cœur léger.

Lundi cependant, une mauvaise, une très mauvaise surprise l'attend en ouvrant le journal. Seul le premier fichier a été publié. Sans remarques acides, sans clés de lecture, cela donne des phrases comme "les logiciels de là-bas sont les meilleurs du monde car ils permettent l'expression de la créativité de chacun", ce qui n'était absolument pas le propos, ou bien "le traitement de texte permet d'ordonner ses idées facilement, grâce à la technique révolutionnaire du couper-coller", phrase dont l'innocuité le révulse.

Il appelle la collaboratrice:

"Tu te fous de moi! C'est une catastrophe! Le propos est entièrement déformé!"

Et l'autre: "C'est ton texte, oui ou non?"

Alors Jean: "Oui mais il y avait deux autres fichiers."

Et l'autre: "Non, il y avait juste ton texte qui m'a semblé complet car il y avait une introduction, un développement et une conclusion, et deux fichiers vérolés. L'antivirus m'a conseillé de les détruire. Ce que j'ai fait."

L'antivirus!

La collaboratrice continue:

"Je ne vois pas pourquoi tu t'es compliqué la vie à partager en trois alors qu'un seul fichier aurait suffi. C'est stupide et contre-productif. Et ne me sors pas ta rengaine: la théorie du complot a bon dos. Cela dit, tu te fais du mauvais sang pour rien, on a tous aimé ton article."

Ainsi ils n'avaient rien compris. Non seulement la machine l'avait odieusement manipulé, mais l'esprit même de ceux à qui son article avait été adressé restait imperméable à la vérité, incroyable, vicieuse, sournoise vérité qu'il avait été le seul à décrypter, énorme évidence, trop monstrueuse toutefois pour pénétrer dans l'étroit conduit des neurones ordinaires.

Jean est cerné. Son article a beau susciter des éloges appuyés de sa direction, il sait bien, lui, que sa teneur devrait être diamétralement opposée, qu'il faut lire "noir" là où il y a écrit "blanc", qu'on a besoin d'un effort d'imagination pour vadrouiller entre les lignes et y déceler les messages secrets qu'il a planqués.

Le pire, c'est qu'il ne peut même pas dénoncer le scandale car le moindre de ses articles sera aussitôt corrigé par l'ordinateur, ses idées seront travesties, il sera récupéré par cette puissance occulte qu'il veut combattre. À moins de prêcher oralement, revenir à la langue parlée, négliger l'écrit pour mener la campagne avec des bouts de ficelle rustiques datant d'une autre époque.

A-t-il le choix? Courageusement, Jean quitte son métier de journaliste, change d'identité en prenant le nom de sa mère et devient enseignant intérimaire en informatique et gestion, filière STT. Il travaille au lycée Jacques-Prévert. Il se voit un peu comme un maquisard. Quand il en a l'occasion, il explique aux élèves les terribles chausse-trapes des logiciels, les pièges de l'Internet. Jamais il ne les interroge par écrit, sur traitement de texte. Il fait tout pour les inciter à se servir d'un papier et d'un crayon.

Alors vous voyez bien que les journalistes ont leurs chats à fouetter. Je préfère – et de loin – qu'ils passent plus de temps à naviguer entre les récifs des forces invisibles qui déforment leurs propos qu'à écrire un laudatif sur notre bon vieux bistrot.»

Oncle Guillaume se tut et l'on resta quelque temps silencieux à méditer l'aventure.

«Ah, ben je comprends mieux la tonalité de certains papiers, dit finalement l'instituteur.

– Comment qu'ils te manipulent l'information, se lamenta le facteur. Ils s'incrustent comme des tiques et tu ne les sens pas pendant qu'ils t'influencent.»

La conversation s'anima. Quelqu'un lança une comparaison avec la télévision, puis on dériva vers un classement des médias en «médias de la liberté» et «médias corrompus», cette seconde catégorie étant, de l'avis de tous, la plus largement représentée.

«On dit la télé, mais la télé est pourrie par des émissions venues clés en main de là-bas, gesticulait le docteur Soubise.

– La télé-poubelle a été inventée pour nous décerveler afin de mieux nous opprimer, confirma doctement l'instituteur.

– Ces émissions me dégoûtent, ouh là», disait la femme du patron avec une verve qu'on ne lui connaissait pas.

Avec Wolf, on ne voyait pas trop d'intérêt à cette discussion, alors on décida de se sauver en douce. On prétexta une urgence et dix minutes plus tard on se trouvait dehors.

«Combien de temps tu crois qu'on a?» demanda Wolf.

Je tendis l'oreille. À l'intérieur, la conversation prenait de l'ampleur, comme c'est toujours le cas quand on parle télévision, car c'est bien une chose que l'on a tous en commun, plus même que les gènes.

«Une heure, facile», dis-je.

On se regarda.

«On y va», commandai-je.

Dans ma poche – le reste du lave-linge, une somme rondelette pour mes moyens de l'époque, de quoi nous faire du bien à la Ve République, et pas question d'en choisir une bon marché, à vouloir toujours économiser on rate sa vie, j'avais déjà compris ce principe à treize ans. Non, ce que je voulais, c'était une de mon âge, de celles qui allaient en classe avec moi, comme la Stéphanie de Wolf, mais madame Saint-Ange n'en fournissait pas, ou alors si, mais sous le manteau, par le bouche à oreille, comme on vend des appartements haut de gamme.

Je me rabattis sur la trentaine faisant jeune. Dans un geste de solidarité sociale, je payai la part de Wolf – son milieu défavorisé lui interdisant des escapades de ce genre -, et nous montâmes au troisième, dans le boudoir galant, où nous attendait une bouteille de mousseux.

«Quel décor, disait Wolf à travers les bulles. Dommage que j'ai pas d'appareil photo.»

Comme il voulait immortaliser l'instant quand même, il prit un feutre qui traînait par là, baissa son froc, sortit l'érection et traça dessus, en lettres capitales: PLUG-IN.

«C'est une extension qui accroît le potentiel du système», expliqua-t-il en la secouant comme un encensoir.

Moi, je ne voyais que les quatre premières lettres, le «IN» étant escamoté par le chanfrein du gland.

«Très bien, Plug », dis-je.

On se sépara, chacun pour soi, dans deux cabines où nous attendaient nos promises.

Puis l'on se mit à étreindre l'éternité en poussant des petits cris indécents.

Comme on sortait par le couloir dérobé, fatigués et heureux, on vit un canapé rose où traînait un imperméable.

«Attends, attends, dit Wolf, ce serait-y pas l'imperméable d'oncle Guillaume?

– Impossible, dis-je, onc' Guillaume est au bistrot. Il n'a pas pu venir aussi vite, et franchement, je le vois mal chez madame Saint-Ange.»

Cependant j'avais comme une impression de déjà-vu.

On s'approcha plus près, Wolf caressa le tissu rugueux, la doublure à carreaux…

«T'es fou! chuchotai-je. Toucher les affaires des clients, on risque de nous mettre à la porte pour longtemps.

– Bah, de toute façon, il ne te reste plus rien comme argent», remarqua Wolf, philosophe, en glissant sa main dans la poche intérieure.

Il nous sortit un téléphone de poche en plastique rayé, imitation acier.

«Remets ça immédiatement, ordonnai-je.

– Trop beau», dit simplement Wolf.

Il fit jouer le couvercle, le petit écran s'alluma, et l'on vit apparaître une image de pin-up Tïtter.

«Oncle Abe, s'écria-t-on. Il est ici!»

Une rage fraternelle nous envahit. Le salopard! Au lieu de se lamenter dans un coin sur son échec dans notre société, il se payait du bon temps! Dégoûté, Wolf swingua le téléphone contre le tapis:

«Quand il s'agit de sauter nos femelles, il ne se prive pas, on dirait! Et il ose ouvrir sa grande petite gueule pour calomnier notre pays!»

Cette réflexion résumait parfaitement nos sentiments. Je dis:

«Il a dû laisser sa bagnole pas loin.

– Compris», fit Wolf.

Je cueillis le téléphone blessé, Wolf cracha dans l'imperméable et l'on se dépêcha de sortir.