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En cherchant sur le parking, on trouva en effet la Mégane azur de l'oncle Abe, tranquillement garée, comme une verrue bleue.

«Passe-moi ton Laguiole, dit Wolf.

– T'es fou, un clou c'est largement suffisant», répondis-je en lui tendant un truc rouillé que je ramassai dans le caniveau.

Wolf fit tout un côté en appuyant comme un dingue, puis on décampa car la sirène se mit à hurler.

Le soir, je trouvai les restes du téléphone dans ma poche. J'hésitai à les jeter et je m'endormis en réfléchissant à ce plan qui m'était apparu, un moyen radical de résoudre tous mes problèmes, tandis que, dans la chambre à côté, papa et maman faisaient croasser le matelas.

Hemingway

La première phase de mon plan consistait à faire venir oncle Abe chez nous. Ce fut facile à réaliser pour quiconque se souvenait de la rallonge.

«Quelle rallonge? fit oncle Abe d'une voix fatiguée.

– La tondeuse, expliquai-je. Tu as rendu la tondeuse sans la rallonge, oh je suis sûr que tu ne l'as pas fait exprès, ce n'est pas que c'est particulièrement rare, une rallonge, mais bon, ça fait désordre, une tondeuse sans rallonge.

– Ah oui, la rallonge.»

Sa voix montrait une lassitude de condamné. «Je passerai la rapporter dans l'après-midi.

– Nickel chrome, dis-je. Surtout ne sois pas en retard.»

Car j'avais toute une mise en scène à organiser après son départ.

Il vint à l'heure convenue, me tendit la rallonge comme si c'était une corde à laquelle j'allais le pendre – ce qui était le cas, mais il n'avait aucun moyen de le savoir – et s'en alla sans périphrases.

«Je pars dans une semaine», daigna-t-il meubler notre silence.

«On ne te regrettera pas», pensai-je dans son dos.

Je laissai la rallonge à la cuisine, bien en évidence, à un endroit où aucun familier ne laisserait de rallonge, faisant croire que l'oncle Abe s'était baladé de son propre chef dans la maison. Puis j'allai dans la buanderie, j'organisai un désordre calculé parmi les paniers, en faisant attention à déplacer le lave-linge de quinze bons centimètres. Pour parfaire le travail, je sortis le sac Huit-à-huit désormais vide et j'y laissai tomber le téléphone portable. Sherlock Holmes lui-même en aurait enchaîné sur de fort mauvaises déductions.

À aucun moment le remords ne vint m'ennuyer. J'avais certes conscience de faire un sale coup dans l'absolu, mais je ne voyais de vilaines conséquences pour personne. Pour moi, ce n'était que du positif, puisque je dirigeais les foudres de mon père sur un paratonnerre éloigné de ma tête. Mon père aussi ne s'en porterait que mieux: il aurait une explication quant à la disparition soudaine de ses économies, tout en ayant la satisfaction de savoir son fils hors du coup, ce qui était primordial pour un chef de clan comme lui. Oncle Abe, bah, que vouliez-vous qu'il lui arrivât? Il partirait de toute façon avant une semaine, à des milliers de kilomètres, pour un pays d'où les expatriés ne revenaient pour ainsi dire jamais. Il n'y aurait pas de séquelles.

En cogitant de la sorte, j'arrivai en retard au bistrot. Wolf me fit une petite place que je dédaignai pour me faufiler à la droite de mon père. Il ne m'adressa même pas un regard: ses oreilles étaient déjà prises.

«… à l'époque, ouh là, ça nous rajeunit pas, racontait oncle Guillaume, le col de la Vachette n'avait même pas encore été sérieusement asphalté, il y avait de ces crevasses, larges comme ma main, un vrai piège pour les gars qui n'étaient pas du pays. En ce temps-là, donc, Roger a déniché une photo de Hemingway qu'il a posée sur sa table de travail. Il me donnera de l'inspiration, qu'il a pensé. À l'époque, Roger était jeune, il ne doutait de rien, il en était à son deuxième roman. Le monde lui semblait plat et accessible, même aux handicapés. Il avait tellement aimé Le Vieil Homme et la mer. Tu l'as lu, Jean-Ramsès?»

Je sursautai. Si je m'attendais à ce qu'il m'interpellât, moi, l'adolescent insignifiant! Je louai le ciel de m'être dépêché. Cette pensée fit place aussitôt à une désagréable impression de vide, car je n'avais pas grand-chose à dire sur Hemingway.

«Oui, répondis-je. En classe.»

L'instituteur me caressa d'un œil satisfait:

«Bravo, mon garçon. C'est ce que je dis toujours: nous ne sommes pas des ongulés, nous, on étudie aussi bien des auteurs de là-bas que les nôtres, ouverture d'esprit oblige. C'est ce qui caractérise l'enseignement français, alors qu'eux! Ces incultes ne savent même pas où se trouve notre île, qu'ils confondent avec les Açores ou les îles anglo-normandes, quand ce n'est pas Zanzibar.»

Des petits rires entendus se consumèrent un peu partout. Oncle Guillaume attendit patiemment que le calme revînt.

«Alors Jean-Ramsès, peux-tu nous dire de quoi parle ce livre?»

– De la mer», répondis-je sans chercher midi à quatorze heures. Puis, sentant que ma réponse n'était pas suffisante, j'ajoutai:

«Et de la vieillesse, bien entendu.»

Quelque silence plus loin, je développai ma pensée:

«Plus précisément, du rapport de la vieillesse et de la mer.»

Puis, me vint:

«De la destinée humaine vue par le prisme de la mer.»

Enfin je m'entendis murmurer:

«De la confrontation de l'homme – le vieil homme – à la nature – la mer.»

Mon père semblait très fier de moi et l'instituteur m'adressa quelques regards protecteurs. Mais oncle Guillaume dit sévèrement:

«Ah les enfants, les enfants! Vous ne voyez pas au-delà du titre. Pas étonnant que les esprits malins vous bernent comme des petits doigts! Apprenez à disséquer les apparences! Pendant que vous survolez la lecture, le poisson entraîne la barque de Santiago à des endroits où il n'aurait jamais mis les pieds. Vous vous extasiez sur les paysages marins, le poisson ferré, lui, dirige l'homme en sous-mer, et même quand il n'a plus de forces, ce sont d'autres poissons – des requins – qui viennent contrarier la course de l'homme. D'un autre côté, que serait devenue la vie du pêcheur, visiblement défavorisé socialement et culturellement, s'il n'y avait eu ce poisson providentiel? Songez-y. Qui dirige l'autre? Pour aller où? – le livre pose des questions qui sont comme un jeu de miroir avec la vie réelle. Dites-le à vos profs de français.

– Oui», fis-je humblement.

La moustache grise se calma. Le patron apporta ma grenadine. Oncle Guillaume pataugea dans une mousse de bière, tandis que le sens de ses paroles, accompagné de liquide tiède et sucré, descendait jusqu'à ma conscience. La mer était ce bistrot où nous venions chaque jour telle une barque vide de pêcheur, et que nous quittions le soir, la tête remplie d'histoires magnifiques. Santiago, c'était l'oncle Guillaume, évidemment, et pas uniquement à cause de ses cheveux blancs. Je songeai à leurs disputes avec l'oncle Abe, clairement le poisson dans cette histoire, un poisson fort, rusé, à l'aise dans sa peau de poisson, mais un poisson condamné, à plus ou moins long terme, car tel était le sens du récit.

«Reprenons, si vous le voulez bien, dit notre vieil homme. Roger a fait encadrer la photo de Hemingway et l'a exposée sur sa table de travail comme on pose dans les bureaux les portraits bucoliques des enfants. Le soir, on voyait Roger penché sur son manuscrit, écrivant dur, raturant, recommençant, ses feuillets éparpillés comme des cheveux en pétard. Sur la photo, Hemingway écrivait lui aussi, penché sur une table de campagne, barbe et lunettes en vrille, sans un regard pour Roger, quelque part au Kenya. Ainsi avançait la littérature, sous le patronage d'un des plus célèbres auteurs de l'humanité.

Cependant mon jeune écrivain ne manquait pas de lire les critiques qui se publiaient à droite et à gauche, satisfaisant sa curiosité naturelle, et guettant les réactions à son premier roman, publié peu de temps auparavant. Dans cette masse d'articles, une caractéristique l'a frappé d'emblée: la place tout à fait excessive réservée aux romans venus de là-bas. Que ce soit dans Elle ou dans L'Express, on aurait dit que le fait même d'être né à six mille kilomètres donnait le droit à des égards particuliers.

"Ce que j'écris est au moins aussi bien, se disait Roger, mais il y a là un effet de mode manifeste. J'ai un article quand les autres en ont dix. Il n'y a pas de prophète en son pays.

– Si tu publiais plus souvent, tu aurais plus d'articles", lui a répondu sa femme, avec ce sens pratique qui la caractérisait.

"Regarde Hemingway, ajoutait-elle. Prends exemple."

Roger n'était pas un tire-au-flanc. Il a accéléré les cadences. Beaucoup, beaucoup d'heures de loisirs ont été sacrifiés sur l'autel de la littérature.

Plusieurs années passent. L'écrivain n'est plus aussi jeune et fringant. Des crèmes amincissantes traînent leurs tubes dans la salle de bains. La photo de Hemingway a jauni. Maintenant Roger a trouvé son rythme de croisière. Il publie un livre tous les deux ou trois ans. Des centaines de coupures de presse s'entassent dans des boîtes en plastique et encombrent le garage. Dans ces boîtes, il faut se rendre à l'évidence, il n'y a que très peu d'articles sur lui. En revanche, les écrivains de là-bas ont gagné en puissance. Plus Roger sortait de livres, plus ces chacals avaient de retombées, on pourrait presque faire une relation de causalité, ce que ne manque pas de remarquer Jean-Marcel, un ami de faculté.

"On peut construire un calcul, propose-t-il pendant qu'ils prennent l'apéro. Comme tu as conservé tous les articles pendant plusieurs années d'affilée, nous avons une base d'analyse fiable. On fera un classement en articles favorables, défavorables et neutres."

Roger est moyennement chaud, pressentant sans doute qu'il n'en tirerait rien de bon pour son amour-propre, mais Jean-Marcel insiste, ça l'amuse de trier des centaines d'articles, bref, après un mois de travail, ils ont la confirmation mathématique du désastre, énoncé de la manière suivante: plus Roger écrivait rapidement, donc plus il fournissait d'effort créatif, meilleures étaient les critiques pour les écrivains de là-bas. Tout se passait comme si une pompe invisible siphonnait les éloges que méritait Roger pour les déverser sur les parasites.