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"Et ce n'est pas tout, déclare triomphalement Jean-Marcel. Si l'on se fie aux résumés des livres, on constate qu'ils copient massivement sur toi en choisissant les mêmes thèmes."

D'abord Roger croit à une coïncidence. Mais Jean-Marcel, armé de sa science, lui démontre qu'elle a bon dos, la coïncidence! Dès son deuxième roman, où Roger nouait un dialogue avec son père disparu, on a observé dans la production littéraire de là-bas un pic de livres dédiés à la paternité.

Ensuite, au fil des romans, les similitudes n'ont fait que crier davantage. Que Roger planche sur un peuple opprimé – thème de ses troisième et cinquième romans – et voici que les autres écrivent au même moment sur les mêmes peuples opprimés. Roger fait de l'autofiction? Bang! les autres font pareil. Veut-il tenter un roman historique? Il est aussitôt imité par les tâcherons qui en sortent vingt au même moment. C'est une malédiction.

"Non, dit doctement Jean-Marcel. C'est une résonance probabiliste.

– Tu es dans l'air du temps, mon chéri, dit sa femme avec son bon sens habituel. Tu vibres aux mêmes accords que la planète."

C'est joliment formulé mais très insatisfaisant pour Roger qui a toujours placé l'originalité, ou du moins une certaine forme d'originalité, en tête de ses préoccupations esthétiques. Au fond de son honnêteté, il admet pourtant qu'il n'y aurait rien de grave à ne pas être original s'il avait lui aussi une part des louanges. Mais c'est loin d'être le cas, les rares articles qu'il se paye sont terriblement convenus. Les critiques gardent leurs superlatifs pour les chimères venues d'outre-Atlantique, sans même remarquer que tout a été inventé chez nous. À les lire, ce serait plutôt Roger qui passerait pour un suiveur. Un comble!

"Quelle toxine! s'écrie-t-il. Venir nous voler nos idées et nos droits d'auteur: comme c'est lâche, comme c'est indigne d'un grand pays!"

Cependant, il ne sombre ni dans l'aigreur ni dans le fatalisme.

Avant tout, démasquer le coupable. Car il y a forcément un espion dans son cercle restreint, un traître qui a infiltré son intimité depuis des années et qui télégraphie ses renseignements à l'ennemi.

Oncle Guillaume fit une pause pour commander une spéciale lardons, la femme du patron s'activa en cuisine et bientôt une bonne et dense odeur de lentilles triompha aux papilles.

J'en profitai pour glisser à mon père:

«Papa, oncle Abe est venu à la maison aujourd'hui.»

Il n'en revenait pas. J'expliquai:

«Il a appelé, insisté, genre il faut que je vienne, genre c'est indispensable, et plus je disais que tu n'étais pas là, plus il mettait le pied dans la porte. Il a parlé d'une rallonge.

– Quelle rallonge? s'étonna mon père.

– Une rallonge, quoi, celle de la tondeuse.

– Et tu l'as laissé entrer?

– Une rallonge est une rallonge», dis-je avec une conviction inébranlable.

Alors que bien des années ont passé, je m'étonne de cette facilité que j'avais de mentir aussi proprement, dans les yeux, sans jamais douter. Ah, si seulement j'avais cultivé ce don comme les petits virtuoses travaillent leur archet au lieu de me contenter de suivre la pente de mes talents naturels!

«Il a demandé d'aller à la buanderie, poursuivis-je. Pour un truc qu'il devait te laisser, à ce qu'il m'a dit. Ensuite je l'ai entendu qui faisait un boucan comme s'il déménageait, et je l'ai vu sortir par la porte dérobée., sans au revoir ni rien.» Mon père changeait de visage. «Oh le chié, le chié!» Il partit comme un jet.

Au passage, il heurta la table de l'oncle Guillaume et le plat de lentilles trembla sur ses bases. «Bah où il va comme ça? s'écria le facteur. – Ça ne l'intéresse pas beaucoup, mon histoire», soupira oncle Guillaume. Il se mit à bouder.

«Allons, onc' Guillaume, s'empressa-t-on, tu ne vas pas devenir grognon, dis? Tu sais bien que Pierre-Loup est un peu sur les nerfs en ce moment, tout ça.»

Pendant que les habitués sortaient la pommade, je me laissai couler sur ma chaise avec un certain sentiment de supériorité. Rien ne me résistait: je me voyais en train de tirer les fils du cosmos pendant que les petites gens couraient à leurs petites besognes. Un mensonge de mon orteil eût suffi pour que le monde se précipitât dans quelque gouffre de mon invention.

«Tu rêves, Jean-Ramsès? m'interrompit la voix de l'oncle Guillaume. Fais gaffe, gamin, il faut que tu sois deux fois plus attentif que d'habitude si tu veux raconter la suite à ton papa. Ressaisis-toi.»

Il avala les dernières lentilles et poursuivit.

«Je disais donc que Roger a des soupçons. Il se met à son énième livre. Il écrit, il a les sens en alerte et les mains qui tremblent.

Un soir qu'il est en train de boucler un chapitre difficile, il a enfin la preuve. Un truc de fou. Son copain de toujours, Hemingway, a bougé sur la photo, juste un frémissement, un froncement de sourcils à peine perceptible mais significatif. Roger écrit encore un peu, ou plutôt il fait mine d'écrire, et hop! il lève brusquement la tête: il surprend alors le regard avide du grand homme, qui se baisse aussitôt, tout confus, comme un cancre qui se fait prendre par le professeur.

Hemingway! Voilà le traître! La cinquième colonne s'était faufilée directement sur sa table de travail, depuis toutes ces années. Satané Hemingway, dont on ne sait plus trop quoi penser: d'un côté, c'est un des plus grands écrivains du monde, de l'autre il passe son temps à espionner Roger, par photo interposée. Il transmet les secrets de fabrication, les idées, peut-être des phrases toutes faites, aux écrivains de là-bas, par une sorte de réflexe de solidarité nationale.»

Il y eut un flottement.

«Mais, onc' Guillaume, ce n'est qu'une photo, protesta faiblement le facteur.

– Hemingway s'est suicidé il y a longtemps, ajouta l'instituteur, fier d'étaler sa culture. Tu crois que l'on peut, comme ça, d'outre-tombe…

– Peu importe, s'agaça oncle Guillaume. Le processus concret de pompage n'est pas ce qui préoccupe Roger. Il n'a pas l'esprit scientifique – n'est pas Jean-Marcel qui veut. Peut-être assiste-t-on à une forme de télépathie. Peut-être existe-t-il un lien invisible entre toutes les photos de Hemingway, un fil qui autorise ces transferts, un tunnel paratemporel ou Dieu sait quoi, un peu comme le réseau Échelon, toujours est-il que les photos de Hemingway, ce n'est pas ce qui manque, et je ne pense pas que ce soit dû au hasard. Réfléchissez-y, vous qui croyez tout savoir. Un jour on finira par percer ce mystère, comme on a percé de nombreuses lois de la physique qui semblaient délirantes. Regardez les ondes hertziennes, elles sont invisibles et pourtant on reçoit bien la radio et toutes sortes de bruits… suivez mon regard.»

Venant de nulle part, comme la voix du Seigneur, un téléphone de poche s'était mis à jouer la Valse brune. Oncle Guillaume eut un geste de triomphe: qu'est-ce que je vous disais? Chacun se précipita vers sa poche à téléphone croyant que c'était le sien. Enfin, le chauffeur de taxi sortit l'engin hurlant, il le tripota de longs instants avant de tomber sur l'interrupteur.

«Excusez-moi», dit-il platement. Comme on méditait sur les lois impalpables, le chef d'entreprise dit:

«J'avais un salarié qui recevait France Inter directement dans sa tête, tous les matins, entre sept et huit heures. Personne ne le croyait, évidemment! Il l'entendait en bruit de fond, mélangé à ses pensées. À la fin il s'y est habitué.»

Oncle Guillaume grommela quelque chose pour couper court au récit concurrent. Puis, voyant que l'agitation ne cessait pas, il fit semblant de mettre son imperméable, Le calme revint instantanément.

«À la bonne heure, dit-il. Parce que je n'ai pas que ça à faire. Si je reste parmi vous, c'est que je le veux bien, par gentillesse – je m'excuse d'avoir à le préciser – et par devoir. Pour que les jeunes oreilles ici présentes en prennent de la graine. Les enfants sont notre avenir, à nous, les vieilles peaux, et je parle sans coquetterie.

Bien. Je termine. Ebranlé et déçu par la trahison de Hemingway, Roger élabore un plan de combat pour les jours à venir. C'est une envie de revanche qui le pousse – et Dieu sait que ce sentiment est puissant. Pensez, il tient une occasion unique de rendre à la littérature de là-bas la monnaie de sa pièce. Il va utiliser Hemingway comme un agent double.

Il ouvre le dictionnaire au hasard et pioche quelques mots: ce sera Luxembourg, ostéoporose, tamtam. Il n'y a aucune logique, c'est même parfaitement dénué de sens, et c'est le but. Son prochain livre consistera à broder de vaseux festons autour de ces trois thèmes.

Il fait semblant de s'appliquer, parfois il pique de fausses crises d'écrivain en manque d'inspiration, il a l'air de souffrir comme un vrai créatif travaillé par la précarité de son œuvre, tout en étudiant en douce le comportement de Hemingway. C'est difficile et jouissif en même temps. Car l'autre, ne se doutant pas du piège, recopie studieusement les inepties de Roger.

Quand il termine, il tape le mot «fin», bien en évidence, seul au milieu d'une page, pour que le voleur en prenne note, puis il porte le manuscrit à son éditeur et part en vacances faire de la plongée dans le sud de l'île.

Vient septembre. Roger rentre chez lui, bronzé, reposé, l'œil espiègle. Son manuscrit l'attend dans la boîte aux lettres. Il a été renvoyé par l'éditeur. Un mot sec comme une fiche de paie lui enjoint de ne plus écrire, jamais, et de mettre le charabia à la poubelle.

"Salaud, pense Roger. Si mes romans précédents avaient eu un minimum de retombées presse, il m'aurait valsé un autre air."

Seule consolation, la littérature de là-bas a du souci à se faire. Minée, elle est, la littérature de là-bas, par le sous-marin qu'il lui a envoyé! On n'ira pas la plaindre, n'est-ce pas? Elle n'avait qu'à pas ferrer Roger – le poisson dans cette affaire – et le suivre aveuglement pendant toutes ces années.

Roger le joker rit du mauvais tour qu'il a joué, ha! ha! ha! il se précipite sur les journaux meurtriers, remplis d'articles assassins, il veut lire les lignes sournoises qui s'enfoncent sous les ongles. Ce n'est pas très élégant, mais que voulez-vous? Roger n'est pas un superhéros. Le malheur des uns atténue le malheur des autres, on peut même dire qu'un surplus de malheur n'est pas fondamentalement nuisible à la société, il est comme du cyanure à trop forte dose, il n'agit plus.