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«Les mômes, si vous n'écoutez pas, vous sortez!»

Le patron tapa sur le zinc. Les adultes nous regardaient avec réprobation.

Le bavardage réprimé, oncle Guillaume poursuivit.

«Un soir, p'tit Louis se décide à jeter ces Nike pratiquement neuves à deux cents euros la paire. Au dernier moment, sa lucidité l'en empêche. Et si des enfants innocents les trouvent?… Les affreuses sportives ne feraient qu'une bouchée de leurs consciences à peine ébauchées. Ce ne seraient pas uniquement les jambes qui risqueraient de désobéir mais l'ensemble de l'organisme. On obtiendrait des petits soldats à la solde de Nike, lobotomatés par la puissance obscure…

Surtout, p'tit Louis se croit suffisamment fort pour tenter de combattre la malédiction. Les jours suivants, il fait exprès d'enfiler les sportives dès le plus tôt matin, et pour avoir davantage de temps à consacrer au combat, il se lève désormais avec le chant du coq. Après un petit-déjeuner copieux, il part faire du footing. Il va où bon lui semble, car les restaurants chez nous n'ouvrent qu'à dix heures, pas avant. Quand on approche de l'heure fatidique, p'tit Louis s'éloigne le plus possible de la place Jean-Moulin, mais pas trop, d'une part pour ne pas tomber sous l'emprise d'un hamburger voisin (on sait que cette mauvaise herbe a quadrillé nos villes), d'autre part pour tester sa résistance à l'attraction diabolique.

Les jours où il se sent trop vulnérable pour résister aux chaussures, il se réfugie à la cinémathèque, mais là aussi il a des surprises. Les Nike le tirent vers une salle où l'on passe une grosse production de là-bas dégoulinante d'effets spéciaux: or massif en toc, comme ils en ont le secret.

"Monsieur rêve d'Hollywood, jacassent les ouvreuses.

– Et ta sœur, répond p'tit Louis. Si tu crois ki je ne vois pas l'action subliminale de tes cochonneries qui veut m'faire acheter des lessives capitalistes!"

Car p'tit Louis, tout looser qu'il est, a toujours eu une conscience aiguisée, un sixième sens si vous préférez, et il arrivait à percevoir les messages secrets contenus dans ce genre de films.

Au cours de la semaine qui suit, p'tit Louis parvient à éviter le malheur deux fois sur sept, le mercredi et le dimanche. C'est un bon début, mais il y a de la marge. La semaine suivante, le temps est mauvais, et p'tit Louis constate que la pluie a tendance à amoindrir les pouvoirs des sportives. Alors il saute exprès dans les flaques, il patauge dans la boue, il leur abîme le moral tant qu'il peut à force de salissures. Résultat, trois snack-bars seulement. La semaine suivante, rechute: quatre snack-bars. Mais il ne lâche pas prise car il n'est pas question de se coucher devant les forces occultes venues de là-bas, c'est une question de dignité. Semaine après semaine, il s'impose cette nouvelle hygiène de vie, faite de sport et de combat intérieur…»

Soudain une voix nasillarde, venue d'un coin sombre:

«Je n'y crois pas une seconde.»

Tout le monde se figea. Oncle Guillaume leva lentement ses yeux burinés sur l'intrus qui s'était permis une telle profanation. On aurait dit qu'il ajustait un canon. C'était l'oncle Abe – qui d'autre? -, une vague relation de la famille de mon père, un habitué des provocations de ce genre. Celle-ci ne nous faisait pas rire, mais alors pas rire du tout.

«Comment ça J'y crois pas? », gronda oncle Guillaume, et sa moustache frémit.

Oncle Abe ne se démonta pas.

«Votre Louis aurait inventé cette histoire grotesque pour expliquer à sa copine pourquoi il était tout le temps fourré au snack-bar au lieu de chercher du travail. Et quelque chose me dit qu'il y a de la serveuse là-dessous.»

On crut que le bistrot allait exploser. Oncle Guillaume se dressa de tout son poids et abattit ses gentilles paluches sur le zinc.

«Quoi? Tu m'accuses, fumier, d'avoir… Je vais t'apprendre la…»

Il manquait d'air.

Discrètement, je me penchai sous la table pour examiner les chaussures d'oncle Abe. Il m'était venu à l'idée que c'était des Nike. (Plus tard, je vous raconterai comment on en trouva effectivement dans son armoire à vêtements, mais c'est une autre histoire.)

Tant bien que mal, le patron fit dégager l'oncle Abe, puis nous nous appliquâmes à consoler notre vaillant moustachu de l'offense qui lui avait été faite. Le patron déboucha sa meilleure pêche et la femme du patron vint la servir en personne. Quand tout le monde se fut rincé l'oeil (il est de notoriété publique que les filles de notre île sont les plus belles du monde), mon père entonna un chant du pays, bientôt repris par tous. Wolf, qui ne connaissait pas les paroles, chantait «trala-la-la» et trois mots du refrain avec un enthousiasme assez niais.

«Allez, onc' Guillaume, venez chanter avec nous.»

D'abord réticent, oncle Guillaume finit par plisser légèrement ses yeux dans ce qui pouvait passer pour un demi-sourire noyé au fond de sa moustache grise. On l'entendit marmonner «quel salopiaud tout de même» et «y manque pas de bassesse», puis il se joignit à nous, de sa voix basse rongée par le tabac.

Après la chanson, il nous regardait à nouveau avec bienveillance. Il fit signe de le rejoindre autour d'un bon verre.

«On ne va pas laisser un imbécile nous casser l'ambiance, hein. Cette histoire mérite qu'on la raconte jusqu'au bout. »

Il s'arrêta une seconde, le temps de lever le coude, puis continua:

«P'tit Louis se bat. Les Nike résistent. P'tit Louis met du cœur à ses jambes. Les Nike freinent des quatre fers. Une semaine c'est p'tit Louis, la semaine suivante c'est Nike. Nike – p'tit Louis. P'tit Louis – Nike. Au fil des épreuves, son visage se durcit. Les muscles des mollets ont gonflé. Ses amis ne le reconnaissent plus. Ils s'étaient habitués à un mollasson, ils découvrent un type à l'allure fière. C'est bête à dire mais il a un but dans la vie.

Un soir qu'il n'a rien à faire, p'tit Louis prend une bombe de peinture et tague le snack-bar. Sur la porte vitrée, il marque: "Retourne laba!" Laba, en attaché et sans s à la fin. Et, sur la photo d'un hamburger, il ajoute: "Imonde", en oubliant un m car il n'a pas fait beaucoup d'études.

Ça le soulage. Il a l'impression que la force magnétique des Nike a fortement diminué. Les jours suivants confirment ce progrès. Certes, elles l'attirent encore vers la place Jean-Moulin, et s'il ne fait pas attention, il se retrouve sur la mauvaise pente. Mais il lui suffit maintenant d'un tout petit effort de volonté pour éviter de sombrer. S'il prend la peine de se concentrer, il peut même se permettre de venir parader en face du snack-bar sans y entrer pour autant. Il fait deux tours, na-na-nère, et il s'en va manger une sardine-huile et une salade verte au bistrot d'en face.

À cet instant, son combat est pour ainsi dire gagné, même s'il y a ce résidu de maléfice. Il a fait l'essentiel du travail. Seulement sa copine, elle, ne veut pas prendre de risques. Pendant que son homme flâne à un entretien d'embauché, elle brûle les Nike et enterre les restes au fond du jardin.

En rentrant, p'tit Louis est un peu déçu car il voulait sortir de l'aventure la tête haute, et non par un subterfuge. Pendant plusieurs jours, il est cassant, on se demande même s'il ne va pas rechuter dans l'apathie branleuse. Heureusement il a trouvé du travail chez un agent d'assurances, quelque part vers La Normande. C'est paradoxal, voyez-vous, mais ce sont les Nike qui lui ont permis de se dépasser, ou plutôt son combat contre elles. Une morale à méditer pour nous tous.»

Le récit terminé, oncle Guillaume s'étira, puis il se tourna vers nous.

«Et maintenant, les enfants, c'est l'heure d'aller dormir.

– Tu nous en raconteras encore, dis, onc' Guillaume?

– C'est promis, les enfants, si vous filez tout de suite. Et rappelez-vous, immonde s'écrit avec deux quoi?… C'est important, l'orthographe.»

Cette nuit-là, je ne pus fermer l'œil. Les vents battaient contre les volets. J'avais beau savoir que les Nike maudites avaient été brûlées, je m'imaginais que l'esprit maléfique en avait échappé et qu'il errait maintenant sur notre île à la recherche de sportives complaisantes où il pourrait se loger. Quand j'eus enfin trouvé le sommeil, je vis une femme à demi nue qui me parlait à travers les flammes.

«Jeanne! criai-je.

– Ils ne perdent rien pour attendre», me sourit-elle.

Le feu tétait ses habits et dévoilait ses voluptés. Je n'eus pas le temps de la posséder. Son visage se consuma en un instant et je sombrai dans le néant.

Les lunettes au césium

La paume coincée dans le menton, la moustache hirsute, oncle Guillaume nous attendait.

«Alors ce contrôle? Les doigts dans le nez?»

On était un peu confus.

«Eh, charriez pas, les enfants, c'est important les mathématiques. Tenez, à ce propos, j'ai une histoire à vous raconter, si vous avez le temps.»

Pour sûr, qu'on l'avait! Le patron, tout sourire, nous apporta des grenadines et l'on se serra sur la banquette.

«Connaissez-vous monsieur Jussac?… Je vois que non. Vous devriez, pourtant. Il est connu, enfin, dans son milieu. Il dirigeait une entreprise de plaques de béton. Il employait dix salariés, des Marocains pour la plupart, et une secrétaire qu'il payait le moins possible, mais c'était de bonne guerre, vous le verrez tout à l'heure. Le béton de Jussac SARL est reconnu comme un des meilleurs, et je ne crois pas me tromper en disant que chaque maison ou presque, surtout au centre de notre île, contient au moins une de ces fameuses plaques.

Un jour, monsieur Jussac doit prendre l'avion pour aller négocier un gros contrat, à Damas ou Khartoum, peu importe. Comme il attend son tour à l'enregistrement, il s'aperçoit que le passager précédent a oublié ses lunettes, de fines lunettes en métal bleuté, là, au guichet. Il n'en a jamais vu des comme ça, tout en reflets dorés, on dirait des étoiles filantes à la veille de Noël, et qui ont l'air de peser rien du tout, légères comme un pet.

"C'est à vous les lunettes? demande l'employée au sol.