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Roger ouvre le journal et que voit-il?… Que rien n'a changé! Toujours les mêmes articles exaltés, toujours le même festival de superlatifs, on encense, on se pâme. Et devant quoi? Devant des écrits de là-bas, leurs thèmes merveilleux, ses thèmes à lui! Il reconnaît le Luxembourg, l'ostéo-porose, le tamtam, sauf que les mots employés n'ont rien à voir avec ceux de son éditeur. Le Luxembourg? – comme c'est novateur! à contre-pied de la mode! incroyable! L'ostéoporose? – comme c'est osé! un thème rare, difficile, humain! Tamtam? – mais où vont-ils chercher tout ça, quelle prodigieuse absence de complexes!

Depuis, Roger n'écrit plus. La connivence des critiques a eu raison de l'artiste. Voilà comment la France perd ses écrivains. Une bien triste histoire en vérité.»

Oncle Guillaume prit son imperméable et se leva brusquement. On eut à peine le temps de réaliser qu'il faisait déjà sonner la clochette de la porte d'entrée et disparaissait dans le brouillard du soir. On resta épingles au bistrot comme des papillons sonnés.

Le facteur fut le premier à parler.

«Waouh, on l'a vexé ou quoi?

– Il est fantasque», soupira l'instituteur.

Le patron faisait de gros yeux à sa femme: «Partir comme ça! Michelle, ils datent de quand, tes lardons? T'aurais pas un peu forcé la date limite?»

Nous étions désemparés comme Cendrillon à l'heure du crime. Chacun se trouva des prétextes pour rentrer au plus vite. Sur le pas de la porte, l'instituteur déclara:

«Si ça dépendait de moi, je sucrerais Hemingway des programmes scolaires.»

Personne ne l'écouta vraiment.

Nous quittâmes le bistrot en dernier. Au moment de se dire au revoir, un bien morne salut pour des lendemains qui s'annonçaient menaçants, Wolf se pencha vers moi en pointant du doigt l'entrejambe: «Le feutre.

– Ben quoi, le feutre, demandai-je.

– Il est indélébile!»

Nous partîmes d'un fou rire qui roula plusieurs heures.

Le manuel d'histoire

«Alors, les enfants, c'est la fin de l'année scolaire? Le livret a été correct?»

On se regarda avec Wolf, on était un peu gênés. Wolf, qui n'avait jamais eu de bonnes notes, se figea comme s'il passait une visite médicale et répondit en faisant vibrer une voix gutturale que je ne lui connaissais pas:

«Oui, onc' Guillaume, ne vous inquiétez pas.»

Il y avait quelque chose de pathétique à voir un grand gaillard comme Wolf, musclé à la grosse louche, une tête de plus que moi et des petits poils blonds déjà éclos au coin des lèvres, se tenir ainsi, au garde-à-vous protocolaire, portant haut son désir de plaire à l'autorité.

Oncle Guillaume accepta la déférence avec sa bonhomie naturelle:

«Allons, je ne vais pas te gronder, je sais que tu fais des efforts. Et toi, Jean-Ramsès?

– Aucun souci, onc' Guillaume. En français, je suis le premier de ma classe.»

J'avais des facilités incontestables, surtout à l'oral, où l'essentiel n'est jamais le fond mais la faculté de plaire. Quand je faisais des bêtises et que je me faisais prendre, ces bonnes dispositions me permettaient de passer aisément le cap des parents en colère: un bon carnet scolaire agit comme une cape d'invisibilité.

«C'est bien, fiston, très bien, ton papa sera content et il a mérité de l'être.»

Sa moustache se dilata en un long sourire bienveillant. Puis il me demanda:

«On ne le voit pas beaucoup, Pierre-Loup, ces temps-ci. Il n'est pas souffrant, au moins?»

Pour mon père, je ne savais pas trop quoi penser. Quelques jours s'étaient écoulés depuis la découverte du vol, papa était soucieux, il ne parlait pas beaucoup à table. Quand il avait fini de manger, il filait droit vers sa voiture et partait travailler, pour ne rentrer que tard le soir, bien après la fermeture du bistrot. Je l'entendais alors qui parlait avec ma mère, leurs voix se mélangeaient dans leur chambre au-dessus de la buanderie éventrée. Il m'était impossible toutefois de distinguer le propos.

Oncle Guillaume eut l'air de partager mes interrogations car il me regarda avec une grande tendresse. Pui il s'ébroua:

«En cette fin d'année scolaire, le temps est venu de vous raconter l'histoire qui est arrivée à Julie P., de La Varenne-les -Flots.»

Les conversations cessèrent aussitôt et l'on se précipita sur les chaises. Une zone de silence, palpable et jouissive comme peuvent l'être les coins privilégiés des sanatoriums, se créa autour de notre conteur. Un losange de soleil se pencha par la vitre et s'étala respectueusement à nos pieds.

«Ah, Julie! commença oncle Guillaume. Une boule de volonté, un concentré de tomate, bosseuse comme un dictateur, c'est à se demander comment elle a fait pour s'enterrer dans ce trou qu'est La Varenne-les -Flots. Les aléas de la vie de famille expliquent beaucoup de choses. Un mari exploitant agricole, un arrière-grand-père mort pour la France et figurant en bonne place sur le monument aux morts, une certaine flemme à faire des études héritée de sa mère, ça vous campe le tableau: à seize ans, Julie P. est entrée en CDI à la bibliothèque municipale, chargée de l'accueil et du classement des livres, poste qu'elle a occupé pendant quarante-deux ans et six mois, prenant ensuite une retraite à taux plein.

À près de soixante ans, les enfants sont déjà grands, la maisonnée tourne toute seule, Julie a beaucoup de temps libre. Elle décide de reprendre un peu les études, le baccalauréat. Elle s'inscrit aux cours officiels par correspondance. Son mari l'encourage en ce sens, estimant avec sa philosophie à quatre roues motrices que ça la tiendra occupée et qu'il l'aura moins sur le dos.

"Le ciel est ta limite, ma chérie", bâille-t-il en sortant sa tête d'un match de première division. C'est toujours mieux que les mots croisés ou le tricot, qu'il se dit.

Julie remplit un dossier de candidature et reçoit par retour de courrier la liste des livres à acheter, les cahiers d'exercice, les manuels. Vous, les enfants, vous avez déjà vos listes de fournitures pour l'année prochaine?»

Non, bien sûr, on les avait au dernier moment.

«Quand vous les aurez, surtout faites attention à ne prendre que des éditeurs connus, Hachette, vous pouvez, Bordas, pas de problème, vérifiez bien qu'il n'y a pas d'intrus, et si un nom vous semble bizarre n'hésitez pas à le signaler au rectorat. Julie ne s'est pas méfiée, elle a pris cette liste au pied de la lettre, résultat: elle est tombée dans un bien mauvais pétrin. Voici comment. Pour le manuel d'histoire, par négligence – ou malveillance – il n'y avait pas de références indiquées, ou plutôt si, mais c'était illisible, une faute de frappe très malheureuse, une certaine maison d'édition Natas, au lieu de Nathan, probablement.

Julie ne fait pas attention, elle va à la petite librairie-papeterie du centre-ville, elle tend sa liste au marchand. Il prend sa commande puis remarque:

"Natas, je connais pas comme éditeur. Doit être un nouveau. Ils nous en pondent tous les jours."

Tiens, c'est étrange, pense Julie. Ce nom ne lui dit rien non plus, malgré son expérience de bibliothécaire.

Elle ne fait pas plus attention que ça. Pourquoi voulez-vous qu'elle se méfie? Un manuel en vaut bien un autre, non? Peu importe l'éditeur, le programme sera toujours le même. C'est là qu'elle se trompe cruellement et nous verrons pourquoi tout à l'heure.

Quelques jours plus tard, elle reçoit sa pile de livres, le magnifique manuel de mathématiques avec un savant fou dessiné sur la couverture, mélange d'Einstein et de Copernic, jonglant avec des racines carrées, celui d'économie où Karl Marx est représenté se battant au sabre contre Adam Smith, celui de biologie où un spermatozoïde en nœud papillon fait "toc-toc" sur un ovule souriant comme une banque.

Enfin le manuel d'histoire, lourd, sinistre, avec en couverture une mappemonde que Julie met du temps à reconnaître tellement elle est déformée. On voit à peine l'Europe qui semble minuscule, riquiqui à côté des autres continents, heureusement qu'il y a l'Italie et sa botte typique sinon on n'aurait aucune chance de la retrouver. Autant dire que la France y est complètement perdue. D'emblée, une impression de vertige.

À l'intérieur, ça ne s'arrange pas. Julie s'aperçoit au fur et à mesure des devoirs que notre pays n'apparaît que très peu comparativement aux autres nations. Les chapitres traitant du xxe siècle sont flagrants: le beau rôle y est laissé à des pays comme la Russie, l'Allemagne, la Chine, le Japon. Sans parler de… Mes amis! C'est le monde à l'envers. L'histoire de là-bas, ses hommes politiques, ses coutumes économiques ou ses guerres sont présents à chaque page, tandis que la France doit se contenter de notes en fin de chapitre, d'une mention par-ci par-là, parfois d'une carte où on la voit à peine.

"Par CDD! s'écrie Julie, les programmes ont sacrement changé!"

Elle met ça sur le compte de l'ouverture internationale. Malgré le malaise qu'elle éprouve et la sensation de perdre pied, sa conscience citoyenne ne peut qu'approuver. "Il est bon, se dit-elle, de s'intéresser à autre chose qu'au nombril."

L'année avance, les devoirs se succèdent, et Julie commence à entrer dans les profondeurs du manuel. Ce qu'elle y découvre est tout bonnement stupéfiant. On aurait dit qu'il avait été écrit exprès pour calomnier la France, oui, la ridiculiser, travestir sa glorieuse chronique pour en faire des boulettes malodorantes, traîner ses grands hommes dans la fange. Un véritable abîme.

Oncle Guillaume sortit un papier jaunâtre plié en quatre. Il l'ouvrit avec de grandes précautions. On aurait dit qu'il manipulait une souche d'un virus particulièrement dangereux.

«Ce sont des extraits que Julie m'a permis de recopier. Je ne les ai encore jamais lus à personne.»

Il nous jaugeait du regard.

«Oncle Guillaume, on n'est pas des mauviettes, dit le docteur Soubise.

– Allez, vas-y, l'encouragea l'instituteur. On est capables d'assumer, hein les gars?

– C'est ce qu'on va voir, soupira oncle Guillaume. Je commence par Jeanne d'Arc. Vous pensez que la sainte femme est une grande meneuse d'hommes qui a sauvé la France?… Détrompez-vous! C'est, je lis, une démente qui entend des voix, une illuminée hystérique comme il en pullule au Moyen Âge, une donzelle qui n'a dû ses victoires qu'aux bavures des Anglais, La folie collective a galvanisé ses troupes comme cela est souvent le cas dans les guerres saintes. Hérétique elle l'était, et on a raisonnablement bien fait de la mettre sur le bûcher, c'est compatible en tout cas avec les mœurs de l'époque. De nos jours, on ne l'aurait pas brûlée, non., on l'aurait internée avec une bonne piquouse de Tiradopéridol. »