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Un silence de mort, suivi dans l'instant par une montée de colère: je crois que même les erreurs d'arbitrage au football ne produisent pas de telles déflagrations. Les gens hurlaient, tapaient sur les tables, blasphémaient. Le chef d'entreprise, debout sur sa chaise, insultait copieusement les puissances invisibles qui avaient permis sinon encouragé pareille trahison.

«Attendez, ce n'est pas tout.»

Oncle Guillaume calma son public:

«Il y en a aussi sur la Révolution. Pour vous, 1789 c'est la démolition de la Bastille, la fin du despotisme?… Eh bien, oubliez vos alpha et bêta, d'après le manuel de Julie, c'est… une sinistre farce de prise de pouvoir par des connards assoiffés de sang, incultes, revanchards et nihilistes au sens taliban du terme. »

Il essuya la transpiration qui coulait dans ses yeux, à moins que ce ne fiassent des larmes.

«Napoléon? Vous dites: batailles glorieuses, meubles Jacob?… Encore raté! C'est… des millions de morts en Europe., les Russes à Paris, la bureaucratie sanctifiée, le rétablissement de l'esclavage.

Passons au XXe. Mai 68?… Où est-il, Mai 68?… Ah! le voilà…»

Le papier jaunâtre tremblait.

«Non, je n'en peux plus», dit-il soudain. Il posa le papier et souffla.

L'instituteur se saisit du texte:

«Vous permettez, onc' Guillaume. Mai 68… De jeunes cons naïfs, maoïstes en gants blancs au moment où la Chine crève par millions, qui appellent "Révolution" un événement qui n'a même pas réussi à chasser un dindon sénile, mais qui en parlent trente ans après comme s'ils avaient fait Stalingrad. De… de… »

Il s'effondra à son tour.

«Allez, dis-le, quoi», ordonna le docteur Sou-bise. Mais l'instituteur ne voulait pas. Alors le docteur Soubise attrapa le papier à son tour:

«De euh, de euh, de la diarrhée d'enfants gâtés à côté du printemps de Prague. Ha han!»

Le docteur Soubise hoqueta.

«Stop, les enfants, arrêtez-vous», dit notre brave moustachu.

Autoritaire, il reprit le papier. L'assistance liquéfiée le regardait avec des yeux hagards.

«Vous avez compris. Pas la peine de se torturer inutilement. À chaque fois qu'il est possible de voir le verre à moitié plein, les auteurs de cet insalubre opus se débrouillent pour le voir vide avec une traînée de vieille mousse sur les bords. Julie qui pensait vivre dans un pays au passé glorieux, Julie dont l'ancêtre est mort au champ de bataille, se retrouve le nez dans la salissure.»

Il fit une pause et l'on retrouva petit à petit nos places assises. Au brouhaha des chaises succéda un silence écrasé. Oncle Guillaume poursuivit:

«Curieusement, Julie ne prend pas tout de suite la mesure des inepties. Le manuel parle avec aplomb. Son propos est servi avec quantité de dates, de noms, de photos. Les références bibliographiques sont fournies en petits caractères à la fin de chaque chapitre. Il fait tout pour paraître sérieux. Alors Julie, qui n'est pas une historienne, se dit que des découvertes récentes ont permis de mettre certaines pendules à l'heure. L'histoire est souvent une question de perspective. En élève consciencieuse, Julie gobe les contre-vérités, les approximations et les mensonges, pire, elle les apprend, persuadée de bien faire. Surtout, elle n'y pense pas trop car l'histoire est coefficient deux, alors que les mathématiques c'est sept.

On voit quelle énorme responsabilité pèse sur les auteurs de manuels et l'on frémit à l'idée que des énergumènes peu scrupuleux puissent s'y infiltrer pour laver le cerveau de nos jeunes pousses.»

L'instituteur manifesta son approbation par de violents grognements:

«Ah, si je tenais la pistache qui a pondu ce torchon, je… ouah… je… graaa…

– Attendez, ce n'est pas fini, dit oncle Guillaume, et sa voix sans relief nous fit peur. Julie ne se doute de rien, elle envoie ses devoirs qu'elle fait consciencieusement, mais on tarde à lui faire parvenir les corrigés, par lenteur administrative sans doute. Julie n'y fait pas attention, les maths et la physique la préoccupent autrement. Un jour, on lui demande d'écrire un devoir sur l'Occupation.

– Aïe, fit l'instituteur. Je crains le pire.

– Tu as raison, hélas, cent fois raison. Le pire est arrivé, et même pire que pire, j'en ai honte aux yeux rien que d'en parler.»

Oncle Guillaume baissa la voix jusqu'à la faire traîner par terre, entre mégots et tickets de PMU. Sa moustache ne bougeait presque pas. On aurait dit qu'il partageait avec nous un terrible secret de famille.

«Julie est allée piocher au manuel. Sans prendre la moindre précaution, sans chercher à contredire ses sources, elle a parsemé son devoir d'à priori qui font froid dans le dos. Les enfants, je compte sur vous pour enregistrer dans vos caboches que ce que je vais dire là est une vaste opération de désinformation. Néanmoins, je vous crois suffisamment mûrs pour faire la part des choses, hum hum. Voilà ce qu'elle écrit, Julie, sans penser à mal…»

Il se tortilla de nouveau devant la feuille jaunâtre.

«Je dois y arriver, je vais y arriver. Allez. Hop. Un deux trois. De juin 1940 à juin 1944, pendant que la Résistance fait dérailler quelques trains et imprime des tracts, la Collaboration fait 180000 déportés (dont seulement 3 % survivront), soit un rendement infiniment supérieur. Ouf, ouf, ouf. Autant dire qu'en France, contrairement aux pays comme la Grèce ou laYougosla-vie, la Résistance est un phénomène négligeable. On croit rêver! Tout dans l'insinuation, hein, comme quoi on est des affreux. Attendez, il y a pire. Un deux trois. Avant juin 1944, écrit Julie, la Résistance a passé le plus clair de son temps à se chamailler pour les beaux rôles et à mettre en place une bureaucratie de commandement. Parfois, quand il lui restait un peu de temps libre, elle jouait à la guerre. Jamais, sans l'aide des Alliés qui ont fait le plus difficile, les Français n'auraient eu le loisir de libérer quelques villes et de s'y livrer à de sympathiques épurations. Vous êtes affranchis, maintenant.»

Il rangea le misérable papier. Sa moustache semblait plus blanche qu'un cadavre. Les sourcils tombaient de fatigue.

«Ça me révulse! cria le docteur Soubise.

– Ces ordures méritent la peine de mort!» proclama Thomas, l'ingénieur.

Michelle, la femme du patron, caquetait:

«Si je trouvais le fumier qui… je… ah…

– Oui, vous avez raison de vous outrer, murmura oncle Guillaume. Oui, c'est injuste, grossier, faux et déshonorant. Oui, cent fois oui, on a envie de mettre sur la figure à ceux qui sont derrière ces calomnies.

– Le Débarquement par-ci, le Débarquement par-là, râlait l'instituteur, on serait encore sous la botte des nazis à l'heure qu'il est s'il n'y avait eu ce «Débarquement», que je mets entre guillemets pour montrer que je ne suis pas dupe. Mon petit doigt me dit qu'il faut chercher du côté d'oncle Abe.»

Oncle Guillaume frotta sa moustache, l'air de dire qu'il en savait plus que nous, simples mortels.

«Allez, onc' Guillaume, sois pas cachottier, le pressa-t-on de partout.

– Odcam, à l'envers, ça donne quoi? demanda-t-il, malicieusement.

– MacDo, décoda-t-on, et alors? -Et alors… Rallod? -Dollar!

– Bien. Natas, à l'envers, commanda-t-il. -Bon sang! s'exclama Thomas, le plus rapide

d'entre nous à ces jeux de l'esprit.

– Je ne vous le fais pas dire, reprit oncle Guillaume. Julie renvoie son devoir, et quelques jours plus tard elle est convoquée au rectorat. Là on lui remet ses copies estampillées zéro, on l'exclut du programme avec interdiction de repasser quoi que ce soit. On lui signifie par ailleurs qu'elle fait l'objet d'une plainte devant le Tribunal, oui, le Tribunal. Pour révisionnisme et atteinte à la dignité de l'État, Elle a beau plaider sa bonne foi, les recteurs sont intraitables.

"Ce que vous avez écrit nous glace d'effroi, disent-ils.

– C'est pas moi, c'est le manuel", s'insurge Julie, et elle leur tend l'infâme ouvrage.

Ils l'examinent avec leurs yeux aiguisés, ils relisent les chapitres délicats comme on devrait relire les clauses d'un crédit immobilier et… ils ne trouvent aucune faute. C'est stupéfiant. Les paragraphes que Julie a recopiés ont diamétralement changé de tonalité. Jeanne d'Arc est redevenue la sainte qu'elle a toujours été. Les horreurs sur la Collaboration ont été remplacés par les statistiques montrant l'efficacité du maquis et la spectaculaire action du général de Gaulle. Sur la couverture, la mappemonde a subi une déformation et c'est maintenant la France qui est au centre du monde, comme il se doit. Un manuel innocent, semblable à tous les autres.

"Il est très bien ce manuel, disent les sages, vraiment rien à dire.

– Je ne comprends pas, balbutie Julie.

– Vous avez tout déformé vous-même, espèce de perverse", conclut le rectorat, et l'on peut difficilement le blâmer.

Julie rentre chez elle, abattue et humiliée. Tandis qu'elle traverse en voiture le centre-ville de La Varenne-les -Flots, elle a l'impression que la statue du monument aux morts se détourne d'elle comme si elle était le mal incarné. Un sentiment de faute très pénible la brûle de l'intérieur.

Depuis, elle n'a plus jamais ouvert le manuel de peur de revoir ce texte maudit destiné à elle seule. Elle n'en a plus jamais reparlé – sauf à votre serviteur et sous le sceau du plus grand secret. Rétrospectivement elle pense qu'elle a été la cible d'une attaque paranormale. Sa vie actuelle est faite de bonheur et de méfiance.»

L'oncle Guillaume se tut, nous invitant par son recueillement à méditer l'incroyable histoire de Julie. Quelques minutes passèrent ainsi en silence.