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«Ah ben ça, on ne se méfie jamais assez», déclara soudain le patron, et l'on fut tous d'accord.

Cette phrase fut prémonitoire à bien des égards quant aux événements qui suivirent. La clochette de la porte tinta. On vit mon père franchir le pas de la porte, droit comme un pal, portant sur son visage une mélancolie brodée de noir. Derrière lui se tenait oncle Abe. Instinctivement je regardai mes chaussures, mais je me ressaisis aussitôt et relevai la tête, déçu par mon manque de sang-froid.

Oncle Abe se planta devant nous comme une carie.

«Je voudrais dire que vous avez passé les bornes, aboya-t-il. Je ne suis pas un voleur. Les responsables de cette sombre plaisanterie sont les deux gamins, là.»

Et il nous désigna de son index qui tremblotait un peu, crochu comme la mauvaise conscience.

Il y eut un vertige fait d'incompréhension. Dans son illusoire besoin de justice, oncle Abe dégageait tellement de haine que le papa de Wolf bondit par réflexe:

«Eh dis donc, non mais ça va pas, dégage avant que…»

Alors oncle Abe se tourna vers mon père et lui parla sèchement, comme on parle à un sous-fifre:

«Dis-leur, ils ne comprennent pas. Allez.»

C'était très humiliant et plusieurs habitués se levèrent pour lui apprendre la politesse, mais mon père fit un geste conciliant:

«Abe n'a pas complètement tort…»

Il était très gêné et il me lançait des œillades au curare. Il hésitait cependant à déballer toute l'affaire. Alors Wolf cria:

«Je n'ai rien fait, papa!»

Ce qui était vrai, du moins en partie.

Mais en plus de la vérité, Wolf mit dans son cri toute l'innocence de l'enfance bafouée, le désenchantement du préadulte confronté à la vie, le supplice des premiers idéaux brisés. La douleur de Wolf était tellement proche, tellement humaine, qu'elle nous pétrifia. Avec tous mes talents de comédien je n'aurais jamais pu approcher cette perfection.

«Je n'ai rien fait, papa!

– Ah mais il va me le payer, fiston, crois-moi!» s'insurgea le père. Il fit un pas vers la gorge d'oncle Abe en pulvérisant au passage quelques verres.

Oncle Abe ne bougea pas d'un soupir. Son regard restait appuyé, sa dégaine provocante. Du coude, il chercha mon père:

«Pierre-Loup, tu dois parler.»

Mon père se tâtait encore. On voyait qu'il avait un blocage. On aurait dit un tigre devant un cerceau enflammé. Alors oncle Abe repoussa l'assaillant lui-même, avec ses bras de rien du tout, et ce fut tellement une surprise que le père de Wolf se laissa faire, à la renverse, entraînant dans sa chute tables et chaises en cascade. Une carafe d'eau glissa en retenant son souffle sur le plan incliné d'un guéridon, tomba lentement comme un commando de pissenlits, et lui éclata au genou en projetant mille morceaux au phosphore.

Mon père se précipita vers le malheureux.

En face, oncle Abe dut ressentir le plaisir de la force physique quand on l'emploie avec succès, ce fut comme un fix à effet immédiat. Perdant tout bon sens qui commandait de déguerpir avant qu'il ne fût trop tard, oubliant ses habituelles précautions de langage, il se lança dans une tirade que seule la sensation d'invincibilité pouvait expliquer.

«Je vois que même toi, Pierre-Loup, tu prendras toujours la cause des lâches. Apparemment c'est un automatisme que vous avez, vous autres. Vous salopez d'abord avec votre caca, onctueuse-ment vous tartinez dans les moindres recoins, ça vous pue sur les mains, vous en avez un peu honte, odeurs et couleurs ne partent pas facilement, toute cette merde est incompatible avec la très haute idée que vous avez de vous-mêmes, alors vous cherchez vite fait un type sur qui rejeter votre faute, un type qui ne saura pas trop se défendre. L'épuration, vous avez ça dans les gènes. Tel est votre penchant naturel qui…»

Il n'eut pas le temps de finir. Avec un grondement d'avalanche les habitués du bistrot se jetèrent sur lui. Ce ne fut qu'une boule de fureur. Les coups mats répondaient au drelin-drelin des verres brisés, les chaises valsant contre le flipper, le pied d'oncle Abe cognant le pas de la porte comme la canne blanche d'un aveugle. Au-dessus de la mêlée, tel un drapeau sur une barricade, l'énorme cuisse du patron sortait d'un pantalon déchiré. Des cris, des cris par mitrailleuse: han! sale! hun! race! là! pute!

Puis, le pas de la porte franchi, la bagarre prit un aspect plus rationnel. Oncle Abe, un peu froissé, reculait en agitant un pied de chaise, dérisoire défense face à une vingtaine de gars remontés, d'autant plus déchaînés que l'animal avait l'air de vouloir se battre.

«Pierre-Loup, supplia-t-il, nous avons vu ensemble les preuves, il faut que tu leur dises, chez madame Saint-Ange, Jean-Ramsès…

– Ta gueule! hurla mon père. Tu mens!»

À cet instant, j'eus la bonne idée d'extraire quelques larmes.

«De quoi m'accuse-t-on? pleurnichai-je. Je ne comprends pas…»

Voyant ça, mon père devint comme fou.

«Qu'on le chope!

– Ils s'en prennent à nos enfants! lui répondit le cri de l'instituteur.

– Attention, il a un clou rouillé! gicla la serveuse.

– Les pieds, visez les pieds!» suggéra le docteur Soubise. Joignant le geste à la parole, il lança un couvercle de poubelle directement derrière oncle Abe.

Il tomba lourdement. Le patron écrasa sa main. Le pied de chaise armé du clou en question changea de propriétaire.

«Ah, tu voulais me faire mal!» criait le facteur.

Maintenant le clou entrait et sortait de la jambe d'oncle Abe, le facteur s'appliquait à la bêcher par petits coups hargneux tandis que le patron écrasait les poumons étalés sur l'asphalte.

«Tiens! souffla-t-il. Ça, c'est pour Jeanne d'Arc!»

Et il lui en balança un beau dans les côtes.

Il est vrai qu'en démocratie, une violence limitée peut accompagner le mécontentement. Sentant cela, le chef d'entreprise cria en prenant son élan:

«Et ça, c'est pour Napoléon!

– Pour Jean Moulin!» dis-je à mon tour et je poussai Wolf sur le devant des opérations.

«Vas-y! ordonnai-je. Un autre pour Boris Vildé! Un autre pour le soldat inconnu!»

Wolf s'était faufilé et tapait dans la tête avec ses pataugas.

Soudain, oncle Guillaume:

«Stop! Laissez-le!»

Le respect que nous avions pour cet homme nous fit immédiatement lâcher le bout de souffrance qui se traînait misérablement.

Oncle Guillaume s'approcha, sortit un mouchoir et l'appliqua contre un méchant hématome à la bouche. Puis il l'aida à se mettre debout. Ce n'était pas la Joconde. Le bras gauche pendait sans tonus, désarticulé, la jambe saignait abondamment, on eût dit la tête de Louis XVI.

Oncle Guillaume tourna vers nous sa moustache pleine de reproches:

«Vous avez laissé la colère brouiller votre raison, dit-il sévèrement. Nous ne sommes pas le Ku Klux Klan ou une autre engeance de là-bas. Il va falloir l'emmener à l'hôpital. Thomas, Bruno, Raphaël, vous vous en chargez. Allez à la Croix de Bois, ils me connaissent bien. Docteur Soubise je compte sur vous pour le soigner au mieux, et discrètement, vous me comprenez.»

À l'oncle Abe, il dit:

«Que cela te serve de leçon. Disparais et ne reviens plus jamais sur l'île. Tu sais ce que tu

risques.»

On regarda oncle Abe clopiner vers la Renault de l'ingénieur Thomas, soutenu par ceux-là mêmes qui l'avaient tabassé cinq minutes plus tôt, et l'on ne manqua pas de ressentir une certaine grandeur à cette alliance contre nature, comme si la beauté et la misère de l'humanité marchaient ensemble, se supportant mutuellement.

On revint au bistrot en silence. On s'assit autour de l'oncle Guillaume. On avait nos yeux fayots. Pendant de longues minutes, il but sa bière sans rien dire, en passant et repassant le dos de la main dans la moustache. Puis il appela le patron, lui glissa un mot à l'oreille. Le patron alla aussitôt vers le coin sombre où venait s'asseoir oncle Abe et plaça une pancarte «table réservée» sur le sinistre guéridon. Oncle Guillaume parut satisfait.

«Il me faudrait un bol.»

Le patron apporta un cendrier Loto de la Française des jeux.

«Ça ira?

– Je crois que oui», répondit oncle Guillaume.

Il sortit le mouchoir imbibé du sang d'oncle Abe et le plaça dans le cendrier. De son autre poche, il tira un portable cassé, le fameux portable cassé – vous vous imaginez notre surprise! Il le posa sur le mouchoir. On eût dit qu'il arrangeait un bouquet.

«Que cela ne bouge pas d'ici. Jamais. Ça sera notre mémoire. Pour nous apprendre à être exigeants envers nous-mêmes.»

Puis il se tourna vers nous.

«Les enfants, vous vous êtes mal conduits, très mal. Votre père m'a tout raconté.»

Comme nous protestions faiblement, il se fit plus sévère:

«Ah! mais on ne répond pas! J'ai fait faire ma petite enquête, moi aussi. Certains établissements de cette ville ne vous sont pas inconnus. Alors maintenant il va falloir rembourser votre papa. Pour cela vous allez travailler au bistrot pendant vos heures de temps libre. Avec le monde qu'il y a, je crois que le patron sera content de vous proposer un arrangement.»

Se tournant vers mon père, il dit:

«Pierre-Loup, je comprends ta colère, mais il ne faut pas que tu sois trop dur avec le môme. Faut bien qu'enfance mûrisse, ce n'est pas toi qui me diras le contraire. Tu te souviens de nos quatre cents coups? La Calypso de la Galette, oh oh oh. La mère Bigoudis… On est tous passés par là. Et ils sont formidables, ces enfants, j'en ai rarement vu qui écoutent aussi bien. Et l'on dit que les jeunes d'aujourd'hui ne valent rien. C'est faux! C'est de la jeunesse formidable, une génération de l'espoir, ils ne se laisseront pas faire vis-à-vis de qui-tu-sais!»

Il ne croyait pas si bien dire.

Nous le regardâmes avec reconnaissance. La bonne humeur revenait. Mon père me caressa le dos et je profitai d'un moment particulièrement tendrichon pour lui glisser mon carnet scolaire. Devant mes moyennes, le vieux bouc se ramollit complètement.

Oncle Guillaume nous couvrit de sa moustache pleine d'amour.

«Et maintenant venez, j'ai beaucoup d'autres histoires à vous raconter. Celle du banquier ventriloque qui avait plusieurs vies, celle du sous-marin fantôme qui trouait nos filets de pêche, celle du champ de pétrole français, eh oui, français, ou encore celle du parc d'attractions qui grandit à l'infini en bouffant nos campagnes – Dieu sait qu'il y a en ce monde des histoires formidables!»