Pendant que l'interprète traduisait, les élus locaux échangeaient entre eux des remarques sur tel ou tel point du discours. Certains comptaient du regard les soldats présents ou trouaient mentalement le gilet pare-balles, et l'on voyait à leur mine renfrognée qu'ils étaient capables de toutes les trahisons. D'autres, visiblement tentés, lorgnaient vers les grandes caisses où tintaient les cadeaux.
– Ils veulent voir les présents d'abord, dit enfin l'interprète après de nombreux palabres.
L'élu majeur de Jacksonville campait fièrement en croisant les bras. Le nez en l'air, il paraissait intraitable.
Le colonel fit «oui» de la main. On s'affaira autour d'une grande malle. Elle était remplie de bouteilles de vin, d'accessoires Hermès, de produits cosmétiques et de gris-gris, sans oublier quelques livres de Saint-Exupéry, d'A bout de souffle édition collector, de Tintin en Amérique et d'écharpes tricolores au blason du FC Monaco.
L'Empire romain
Sous ses airs de soldat modèle, le deuxième classe Richier était un intellectuel à jus.Wolf eut tôt fait de le comprendre: l'animal se promenait partout avec un cahier où il griffonnait des textes inutiles. Richier glissait le cahier et son stupide contenu dans la poche de cuisse, là où un soldat en bonne santé mettrait un baladeur radioshark et la photo de Cléopâtre. Quand la guerre faisait une pause, il sortait le cahier et se mettait à écrire au crayon à papier. «C'est un pédé», pouffait-on. Peut-être voulait-il devenir écrivain, mais ce n'était pas une excuse.
À le voir parader de la sorte, Wolf se disait que c'était sacrement bien fait, le coup de la morsure de scarabée. Les animaux sauvages ont cette intuition formidable qui les fait s'attaquer aux plus faibles, aux plus oiseux du troupeau.
Après que le scarabée l'eut mordu, la cuisse de Richier se remplit de pus fluorescent et on le crut condamné. Le cahier déménagea vers la poche de poitrine. Maintenant, quand il parlait de choses intellectuelles., Richier tapotait sa poitrine l'air de dire., «c'est tout noté là» ou «j'ai déjà réfléchi à la question, vous pensez bien». C'était très agaçant pour les autres. Parfois, avec ses camarades, Wolf arrachait le cahier et jouait à le lancer pendant que Richier sautait maladroitement en essayant de l'attraper.
Au fond, c'étaient de bons camarades. Je ne dis pas que Wolf se serait fait tuer pour Richier, ou qu'il aurait aimé le revoir une fois la guerre terminée, mais on se changeait les idées d'avoir parfois une conversation décalée, le soir, autour d'une bonne ration de combat.
– On a beaucoup comparé le dollar et l'Empire romain, disait Richier quand il sentait que l'ambiance le permettait. Du point de vue destinée historique, j'entends. L'histoire nous apprend que tôt ou tard les empires connaissent une phase de déclin.
– Ta gueule, Richier.
– Ce que je veux dire, reprenait imprudemment Richier, c'est qu'il peut y avoir plusieurs périodes de déclin, suivies par des envolées non moins impressionnantes. Déclin ne veut pas dire mort certaine. Ce peut être juste un mauvais moment à passer.
– Eh parle-nous plutôt des poopoos à ta sœur.
– Nous, on a l'impression que le dollar s'est enlisé, qu'il respire à peine l'asthmatique, que nous allons lui donner le coup d'euthanasie, mais c'est peut-être aussi une illusion. Nous avons le nez dans le guidon de l'histoire.
– Rhô. Scusez-moi.
– C'est quand l'Empire romain cessa de vouloir être l'Empire romain qu'il se désagrégea. La décadence vient de l'intérieur. Les vandales n'ont pas été pour grand-chose. On meurt d'abord dans sa tête. Un jour viendra quand le dollar n'aura plus envie de vivre. Quand sa culture préfabriquée ne le fera plus rêver. Ce jour-là, le maléfice tombera tout seul, à la première occasion. Nous serions alors cette mauvaise conscience qui le ferait déborder.
Richier caressait sa cuisse gonflée où puisaient d'étranges douleurs. Musson se leva:
– Eh, toi, le philosophe, t'aurais pas du pécu? Je vais poser une mine anti-personnel, là.
À ce stade, déjà content d'avoir exprimé plusieurs pensées qu'il trouvait dignes d'un début de débat à la télévision, Richier se taisait, par précaution. Et Wolf de le regarder avec dégoût et admiration, comme on regarde un fou.
La danse de l'hélicoptère
Au petit matin, comme ils s'approchaient d'Atlanta par la voie des champs, ils entendirent siffler de drôles de petites balles qui semblaient pleines de joie. Aussitôt, le grand sergent s'allongea par terre, la tête dans le marais. Wolf rampa auprès de lui.
– Je crois qu'ils ont des mitrailleuses lourdes, sergent, ils nous ont pris en feu croisé, avec des putains d'explosives.
Le diagnostic ne manquait pas de pertinence.
Le sergent, qui semblait distrait, ne répondit pas. Peut-être rêvait-il de quelque action glorieuse où le général de Gaulle en personne lui lancerait des paroles immortelles, pistolet au poing.
Wolf secoua le sergent pendant que de grosses balles chaudes, bourrées de tics, creusaient le sol autour de lui comme de petites taupes. La bottine Le seconde classe Biberon criait en agitant son famas. Son doigt montrait le Black Hawk – ce n'était pas très original.
Crier n'était pas la solution. Poum, voilà qu'il n'eut plus de jambes, le Biberon. Sans que cela fît plus de bruit que cela. Le famas de Biberon se gru-mela aussitôt. Privé de jambes, il lui était délicat de progresser vers les lignes ennemies. Il essayait pourtant, il avait la volonté qui se lisait dans le regard, mais il n'y avait rien à faire. On vit Biberon lever les yeux au ciel, l'air de dire: putain de matos, putain de jambes made in France.
Puis le seconde classe Biberon s'affaissa sous le poids de son équipement. Sa tête disparut dans les roseaux. Le caporal Kiejmann se précipita courageusement. Il lui manquait déjà un cou, au caporal. La tête ça allait, le tronc aussi, à part deux ou trois écorchures de rien du tout, mais le tiret entre les deux avait fait faux bond. Ça lui donnait une dégaine très personnelle. («C'est à regretter de ne pas avoir d'appareil numérique», pensa la partie cruelle deWolf, pour se faire censurer aussitôt.)
Plus loin, le reste de la brigade n'était guère plus en forme.
Le caporal Ducasse, si c'était lui car on ne voyait pas bien à cause de la fumée qui sortait du camion Renault, Ducasse – oui, c'était bien lui -, Ducasse pétait la forme, plus loin dans la plaine. Il portait une radio. On pouvait toujours compter sur lui. Le plus calme de tous, il mâchait un bâton de réglisse et exposait la situation à l'état-major. Il ne gesticulait pas comme l'autre bleu bite de Biberon, il parlait calmement dans le combiné. Puis il raccrocha et fit O.K. avec sa main. Wolf en fut immédiatement rassuré. L'état-major savait maintenant, pour le pétrin. La responsabilité de leur mort future était transférée à qui de droit.
Radio ou pas, le Black Hawk ne fut guère impressionné. Il se balançait doucement de gauche à droite en observant le théâtre des opérations. De temps en temps, une roquette s'envolait de sous ses ailerons et allait se planter dans le flanc français. Il avait une vue magnifique. On aurait bien aimé être à sa place, sentir la puissance de la ligne de mire, avec ces petites bêtes affolées galopant à qui mieux mieux. C'était comme pisser sur une fourmilière.
Il fallait se rendre à l'évidence: le sergent avait fait une boulette en les faisant avancer ainsi à découvert. Wolf se demanda à quoi avaient servi les millions de pompes que le sergent avait accumulées dans sa vie. C'était une pensée défaitiste, causée par l'éloignement relatif du muret.
Le Black Hawk semblait content de sa prestation. Il s'arrêta de tirer pour un instant. On aurait dit un artisan qui pose les outils pour admirer amoureusement le travail de ses mains. Wolf se risqua à bouger le petit doigt. Pas de réaction. Alors Wolf s'enhardit et avança le bras. Il attrapa le pied du sergent et s'en servit pour tâter autour de lui, des fois qu'il y eût une mine. Il ne se passa toujours rien. L'hélicoptère semblait négliger les grenadiers voltigeurs. Ce n'était pas de la pitié, évidemment. Wolf suivit son regard et vit qu'un malheureux char Leclerc égaré se dépatouillait dans le marais, vulnérable comme un cheveu dans la paume. «Il va se faire allumer», pensa Wolf. Au même instant, grâce à ses facultés télépathiques, l'hélicoptère eut la même pensée. Il pivota son court nez arrogant et se mit à cracher, cracher, cracher. Wolf se boucha les oreilles. Il s'attendait à une explosion, imminente dès lors que les obus stockés à l'intérieur du char se mettraient à fermenter.
Rien. Il ne se passa rien.
Quel dommage que le sergent ne pût relever la tête pour voir cet incroyable tableau. L'hélicoptère tirait, tirait comme un bègue, et l'autre, impassible, avançait doucement, troublé en rien dans sa fonction rampante, les projectiles pleuvant à côté de lui, l'éclaboussant parfois de boue scintillante, sans le moindre impact digne de ce nom. On aurait dit qu'un dieu facétieux avait bâti une cloche invisible qui le protégeait.
Wolf n'en croyait pas ses yeux. Le méchant hélicoptère ressemblait à un cerf-volant relié à la terre par une ficelle de balles traçantes. Il tirait à perdre haleine, on voyait qu'il s'énervait, commençait à douter, pendant que le char exécutait un numéro de funambule endormi, la moitié des chenilles encore embourbées dans le marais, la tourelle alerte cependant.
«Il va le niquer avec son canon», pensa Wolf, et l'espoir palpita vraiment quand il vit le gros cigare du char se lever en direction du coléoptère. «Tire, bon sang, tire!»
Soudain notre grosse limace se couvrit de petite vérole multicolore, typique des balles à uranium enrichi quand elles pénètrent dans le blindage. Le prodige avait cessé. Les dieux ne protégeaient plus leur jouet. On vit des gerbes de fumée violacée sortir d'une multitude de trous d'épingle, et le char se fendit d'un terrible pet de cheval.
Soulagé, le Black Hawk admirait le résultat. Il se balançait de gauche à droite en frottant ses mains invisibles. L'acharnement au travail finit toujours par payer, avait-il l'air de dire. Mort aux