Je vous embrasse.
Wolf.»
Chez l'oncle Walt
Pourquoi avait-on ainsi la sensation d'avancer alors que les paramètres extérieurs, la vitesse, les positions respectives des immeubles, le sifflement du vent aux oreilles, tout nous indiquait que l'on marchait à reculons? On entrait dans la roulotte du capitaine, son visage plat comme une carte d'état-major se projetait devant nous, on se mettait au garde-à-vous protocolaire, et l'on recevait l'ordre suivant:
– Guillemot, vous allez me prendre une vingtaine de morons et vous vous zappez à Disneyland, Orlando.
– Oui, mon capitaine.
– Vous vous êtes rasé avec une biscotte.
– Non, mon capitaine,
– Vous savez ce que vous avez à faire.
– Oui, Orlando est à deux cents kilomètres au sud de notre position.
– Vous savez ou vous savez pas.
– Je sais, mon capitaine. Et le reste de la compagnie? Le sergent Ducasse?
– La région est sécurisée par un escadron de gendarmes mobiles. Vingt hommes devraient suffire. Exécution. Ah oui, Guillemot!
– Oui, mon capitaine.
– Vous êtes promu caporal. Passez prendre un velcro à l'intendance.
On sortait de la roulotte, on jetait un dernier regard sur son visage plat où était inscrite en caractères incompréhensibles une partie de notre avenir, on marchait en oscillant comme un point d'interrogation vers les habitations réquisitionnées où logeaient les sans-grade.
– Morisot. Furtier. Badulot. Nimier. Josse. Vas-seur. Pusard. Noussot. Klein. Zannussi. Le Goïc. Ouazazate. Matuska. Richier.
– Présent.
– Fais pas ton intello. Douze, treize, quatorze. Encore six. Wagner. Li Tuc. Musson. V'nez là. Barbier. Jarnac. Tavernier. V'nez là qu'on vous dit.
– La lettre à ma mère.
– On l'encule, ta mère, on part à Disneyland. -Ouah!
– Richier, tu me prends la brochure numéro deux, «Lutte contre l'hégémonie culturelle».
On comprenait soudain que même si l'on partait plus de deux cents kilomètres au sud, le destin, lui, resterait soudé à notre personne comme le nez à l'entrejoues. On aurait beau secouer le corps dans toutes les directions, le destin, ce pot de colle, mettrait un malin plaisir à nous suivre, pire, il nous précéderait d'une poignée d'instants à la seule fin de nous narguer et de dégager le terrain pour nos lâchetés futures. Ainsi les tirs de mortier préparent le terrain à l'infanterie.
Comme on approchait de la porte rosé du pays des rêves bleus, le grenadier Tavernier, s'avançant à découvert tel un vulgaire touriste, se prit dans l'œil une balle venue de nulle part. Il resta immobile quelques instants comme s'il hésitait entre deux attractions, son famas trembla de possibilités inassouvies, et son tronc, un peu désarticulé, s'affaissa. Sur son visage se lisait la ferme résolution de ne plus bouger.
Aussitôt la section se plaqua derrière des abris de fortune. Musson se mit dans la maison de Porcinet d'où il contrôlait l'avenue des Abeilles sur cinquante bons mètres avec une visibilité de 8/10. Li Tuc, favorisé par sa petite taille, se logea derrière l'énorme statue d'Indien. On vit son famas gigoter derrière le calumet de la paix. Ils restèrent ainsi de longues minutes baignant dans la musique à la guimauve qui coulait des haut-parleurs. Comme par un fait exprès, personne ne venait.
En chef de section avisé, Wolf comprit qu'ils pourraient rester des heures sans résultat. Il fallait dévisser le tireur isolé, et rapidement, si l'on devait neutraliser le parc avant la tombée de la nuit. Il croisa le regard de Badulot, et lui fit signe d'y aller. Où ça? gesticula Badulot, toujours un peu lent. Là-bas, abruti, firent les doigts de Wolf en montrant la place du Pot-de-Miel où gisait Tavernier.
Badulot n'était pas très chaud. Il n'avait jamais été très Mickey. Il se serait bien passé de Disney-land. Il aurait préféré un parc aquatique ou, mieux, une réserve naturelle dans un pays comme le Canada, bien froid et sec, avec des animaux sauvages à observer à la jumelle et des feux de camp à la tombée de la nuit. «Pourquoi moi?» fit-il en pointant son index vers sa courageuse poitrine. Wolf montra son velcro de caporal et fit un bec d'autruche avec sa main: «Ta gueule.» Badulot n'avait pas le choix. Il quitta le trou douillet de Coco Lapin et s'engagea résolument vers la porte rosé qu'il prit dans le viseur. Who's afraid of big bad Wolf, big bad Wolf, big bad Wolf, chantait la radio, et Badulot se demanda si les dieux ne se payaient pas sa tête.
Poum, même pas fort, un poum de rien du tout, suivi par un doublé, poum-poum. Badulot se crispa autour de son ventre comme s'il était devenu lui-même un énorme estomac et rien qu'un estomac. Il se plia en deux et se coucha à côté de Tavernier.
– Ça vient de la cabane à Bourriquet! cria Wolf. Ce fut un soulagement. Musson pivota son
famas et aligna la porte de Bourriquet par une bonne douche froide. LiTuc se chargea des fenêtres, ce qui permit au grenadier Nimier de placer une superbe offensive à la deuxième vitre.
– Allez, on y va, commanda Wolf, tandis qu'un début d'incendie faisait hurler une sirène d'alarme toujours prête à se faire remarquer.
L'assaut fut rondement mené et le cadavre tiré par les pieds. C'était un des vigiles du parc.
Sa main serrait un fusil de rien du tout. Ce ridicule engin à canon court servait d'habitude à impressionner les mauvais jeunes, guère plus. Jamais il n'aurait dû faire mouche à si longue distance. Quant à savoir pourquoi il avait tiré… Stu-pide accident de guerre. Partout, dans la cabane de Bourriquet y compris, était accroché un avis à la population appelant à la retenue et à la courtoisie envers les troupes d'occupation.
– Je crois qu'il avait une dent contre la France, dit Musson.
– Non, moi, je pense qu'il aurait tué de toute façon, dit Richier. C'est un psychopathe comme les zones suburbaines des dollars en produisent en série. La banalisation de la violence par les médias génère la violence.
À cet instant, Badulot émit un grognement de vivant.
On mit le bougre en position latérale de sécurité et on lui administra une pastille jaune.
– Ce n'est même pas une balle de guerre, cracha Wolf en défaisant le ceinturon du valeureux soldat. Si c'est pas malheureux!
Il tripota le treillis collant de sang et de tripes pour y placer un gros pansement blanc.
Badulot émit des gargouillis décourageants. Le ventre coulait et coulait. Bientôt le pansement fut dépassé. Personne ne savait comment s'y prendre. On finit par décapsuler une pastille orange et Wolf ordonna le rassemblement:
– Faut pas oublier l'objectif, les gars. On est là pour les prospecter avec le texte.
– Je vais les buter, dit calmement Wagner. Pour Badulot, pour Tavernier. Les ordures.
Les autres étaient plutôt d'accord avec Wagner. Wolf mesura leur mécontentement à la vitesse avec laquelle ils encerclèrent le bâtiment de la direction. La radio chantait Dors douce abeille en version dollar. Wagner dégoupilla une offensive et la mit en plein second étage. La sirène hurla à nouveau, les people s'affolèrent, un drapeau blanc fabriqué avec un t-shirt de fortune s'agita dans l'embrasure.
Le type criait des trucs que personne ne comprenait. Il essayait de sourire tout en levant très haut les bras. On aurait dit qu'il voulait leur offrir un nuage. Wagner le cueillit par un bon coup de tatane dans le plexus. Le type se recroquevilla devant eux.
– Sortez, il ne vous sera fait aucun mal, cria
Wolf.
Comme ils hésitaient, il fut obligé de préciser;
– Eh, si vous ne venez pas à trois, on vous
remet une offensive.
– Ils ne parlent pas français, remarqua Richier.
– T'as qu'à leur parler en dollar qui va bien. Richier s'éclaircit la gorge et baragouina un truc.
Ils sortirent lentement, en gardant leurs distances, les mains levées, le regard fuyant, leurs badges Mickey pendus pitoyablement sur des vestes étirées.
– Une vraie collection de bouffons, dit Richier.
– Dis-leur, à ces enfants de gouine, que leur vigile est un pédé, que le président des dollars est un pédé, que Mickey est un pédé.
Richier traduisait. Les prisonniers avaient l'air
confus.
– Demande-leur de répéter… «Pédé». Plus fort… «Vigile – pédé». En chœur!
Ils répétaient, approximativement, les sons demandés.
– Répétez, «Président – pédé», «Mickey -pédé». Plus fort, j'entends rien… Votre pédé de vigile, on l'a buté pa'ce qu'il a tiré sur les combattants de la paix, et l'on devrait vous faire la même chose, pédés. Dire qu'on est venus avec les meilleures intentions, cette envie qu'on avait de partager de la culture française avec vous, et vous qui nous accueillez avec des balles…
Touché par ce discours, Wagner arma son famas.
Dieu sait ce qui serait arrivé si un type tout jeune n'était sorti du groupe, un peu nerveux. Il s'inclina très respectueusement, à l'orientale, et il dit, dans un français impeccable:
– Je tiens à vous assurer, cher monsieur, de l'assurance de ma considération distinguée.
Le commando resta interdit. On regardait le type comme s'il était tombé de Mars. Il profita de l'effet de surprise pour ajouter:
– Au nom de toute la compagnie Disney, nous accueillons avec joie les représentants du grand peuple français, peuple des Lumières, peuple éclairé avec lequel nous aimons toujours discuter. Sachez que le souvenir de La Fayette est vibrant dans nos cœurs. Jamais nous n'oublierons votre magnifique cadeau, la statue de la Liberté, qui nous montre le chemin des Droits de l'Homme.
– Comment il te cause, la tapette, siffla Wagner.