11 heures 30, Richier prépare du café:
«Richier, notre intello local, même s'il est ridicule avec ses muscles – on dirait des yorkshires -, Richier participe avec ses tripes bien concrètes à l'effort national sur le terrain, alors que ses aisances auraient pu lui trouver un poste pépère dans un quelconque ministère de l'Information.»
16 heures, toujours pas de nouvelles du commandement. Wagner lance des cailloux dans une boîte de conserve. Musson refuse de prêter son baladeur radio-shark:
«Je ne comprends pas pourquoi Jean-Ramsès ne m'a toujours pas obtenu de permission. Vous écrivez qu'il travaille beaucoup, qu'on le voit aux informations et dans les pages des journaux consacrés aux gens débordés, je veux bien, mais il peut quand même trouver une minute pour passer un coup de fil, un seul coup de fil, pas dix mille, à son collègue du ministère des Armées. Il prétend que c'est «compliqué», qu'il est «charrette», que «la demande suit son cours»: je reconnais bien le langage des ronds-de-cuir qui paralyse les meilleures volontés.»
Dimanche 17 juin à midi, après avoir essuyé des tirs de mortier et déménagé le campement. Discussion autour d*une ration. Vasseur: «Je n'ai pas changé depuis l'incorporation, sauf ce casque qui me tond la calvitie.» Wagner: «Je 'siste tant que j'peux, mais je crois qu'on a changé., obonhomme, grave changé.» Musson se cure les dents avec l'ongle du pouce:
«Je ne peux vous quitter, mes très chers, sans vous envoyer comme de coutume une chanson à fredonner en pensant à moi. Pour maman, ce sera Le téléphone pleure. Pour papa, Le Zizi, version unplugged, qu'un copain m'a téléchargé sur armees.fr/pierre-perret/zizi. Et pour ma Stéphanie de platine, le classique de chez classique, Ne me quitte pas. Pourquoi ne m'écrit-elle plus aussi souvent qu'auparavant? Je sais que sa vie ne doit pas être en bouquet de jonquilles, avec un fiancé au front dont on ne connaît pas la date limite. Si elle savait comme ses lettres me tiennent le moral! Dites-lui, SVP, que j'ai tellement besoin d'elle, ici, au milieu des instincts militaires qui sont parfois tellement bruts de fonderie. Votre Wolf.»
Nostradamus
Dans son carnet, Richier avait noté la pensée suivante:
«Deux nations en colère ne suffisent pas pour faire une guerre. Il faut en plus un sentiment d'invulnérabilité. Qui en donne mieux que la culture?» La sentence était soulignée trois fois, comme si Richier avait trouvé là une formule magique à ne pas oublier dans les prières du soir. Suivaient de longues explications absconses qui rendaient le raisonnement de Richier tellement flou que l'on avait l'impression de lire à travers un gros savon translucide.
Néanmoins la pensée richienne servait à amuser ses camarades qui ne se privaient pas de cacher son carnet ou de faire semblant de le bazarder dans le feu de camp. De fait, sa couverture portait de grosses taches de cramé, n'affectant en rien le précieux contenu mais témoignant de ces moments de détente virile.
L'encadrement voyait ces jeux innocents d'un très bon œil, estimant à juste titre que les hommes avaient besoin de soupapes pour oublier les dures journées de combat. Par de courtes remarques flatteuses., le sergent Ducasse poussait Richier à écrire davantage. Parfois, il demandait que l'auteur lui-même lût à haute voix quelques-unes de ses réflexions, et se permettait d'acquiescer ou de porter la contradiction. La conversation s'envolait alors vers de très hautes sphères inaccessibles aux mortels, et il n'était pas rare que l'on entendît les noms baroques de Barthes, Deleuze ou Lévi-Strauss illuminer le propos.
Ceux qui se piquaient d'avoir leur bac + 3 ne manquaient pas de les rejoindre et écoutaient, le visage grave. À la fin, ils posaient une question, toujours la même:
– Lacan ou pas, fait-on la nique aux dollars? Richier les regardait avec des yeux au ciel et
reprenait son explication érudite depuis le début.
Un jour., pendant l'homélie traditionnelle, tandis que le feu de camp s'éteignait tranquillement sous la grandeur des ténèbres, Richier fit une découverte. Il s'arrêta de prêcher et dit:
– Il y a vingt ans, personne n'aurait cru notre guerre possible. Personne, pas même le pape ou Nostradamus. Cependant, si l'on regarde le cheminement de l'actualité pendant ces vingt dernières années, on s'aperçoit que c'est tout à fait logiquement que l'on est parvenu à cette situation. L'engrenage des événements a été implacable, prédestiné. Les envies de guerre se sont cristallisées. Dans vingt ans, un manuel d'histoire trouverait parfaitement naturel que notre guerre ait éclaté précisément à l'époque où elle a éclaté, pas un an plus tard, ni plus tôt. Qu'un historien du futur se penche sur notre sort, alors que nous stagnons depuis un mois aux portes d'Atlanta sans avancer d'un pouce, et il n'aura qu'un mot à la bouche: «C'était parfaitement logique et prévisible, car autour d'Atlanta s'est concentrée la résistance des dollars face à l'armée des hommes libres.»
– Putain d'historien, dit Wagner en remuant les braises avec un couteau.
Il attendit que celui-ci fût chauffé à point, puis il attrapa le bras de Richier qui ne se doutait de rien et appuya la lame. Richier hurla un bon coup. Les camarades furent partagés entre fou rire et indignation. Le sergent Ducasse consigna Wagner aux travaux de déminage.
– Il est juste qu'il soit blessé, l'intello, marmonnait Wagner les jours suivants en fouillant le sol avec une longue tige.
On aurait dit qu'il fécondait la Terre.
L'honneur est sauf
Il y eut aussi la traditionnelle scène de viol.
La journée avait été tranquille et les hommes n'étaient pas méchants. Le matin, Wolf avait reçu une chanson de Stéphanie, Nougayork de Claude Nougaro, qu'il fredonnait tandis que la section se déployait dans le faubourg sud d'Atlanta, enfin sécurisé après un long bombardement. L'après-midi, on leur demanda de prendre position sur un immeuble. Et là, au dixième étage, à la faveur d'une porte entrouverte, comme par un fait exprès, ils tombèrent sur deux poulettes, dix-sept, dix-huit ans, seules dans leur grand appartement rempli de posters.
– Mazette, fit Richier, c'est des Matisse, des Picasso.
Il s'arrêta dans le couloir pour palper les reproductions.
Les poulettes n'avaient pas l'air partageuses. Elles criaient des trucs en dollar, avec des gestes d'intolérance. Alors Musson leur dit:
– Sei gesund, ich bin ein Berliner, nous sommes amis. Moi – ami, tu comprends? Wolf, ami. Nous, Français. Franche. Verstehen Sic? Lentilles au lardons, le bon vin bien de chez nous, le Tour de l'île, Marcel Marceau, frenche quoi… Elles comprennent rien, les fientes de leur race… Mais arrêtez de gueuler, on n'a pas la gale. Vous – pas gueuler. Nicht schreien. Vous – chuuut… Recule, Wagner, tu vois bien que tu lui fais peur.
Le bon soldat fut outré.
– Que moi je lui fais peur?… J'te fais peur, pétasse? J'te fais pas peur. J'te fais peur, joconde? Voyez voir ces chochottes, peur d'un soldat français. Le comble. Alors qu'on est là pour les aider. «Soldats de la paix», ça ne vous dit rien, mochetés?
– Arrête de jouer au dur, Wagner, intervint Wolf. Ce n'est pas pa'ce qu'elles sont dollardes que t'es en droit de les insulter. D'ailleurs, le petit ensemble lui va très bien, à la rouquine.
Mais Wagner ne se calmait pas. Il serrait les filles dans un coin de l'appartement tout en lançant de grands discours patriotiques.
Quelques tirades plus tard, il fallut se rendre à l'évidence: Wagner l'avait dure comme une molaire, et il n'était pas le seul. La démangeaison avait saisi les hommes libres. Wolf lui-même avait dans la tête certaines visions de Stéphanie mélangées à des morceaux d'Antillaises.
Les dollardes ne les aidaient pas non plus. Elles se tortillaient dans leur délicat appartement tout décoré, elles frôlaient les soldats qui n'avaient pas baisé depuis la Guadeloupe, elles faisaient crier leurs jolies voix, et plus elles se mettaient en colère, plus les hommes s'échauffaient.
On trouva une chambre à coucher, un Ut de deux mètres vingt king size. On se bouscula pour y plonger en poussant ses conquêtes. Des mots durs furent alors échangés, peut-être même quelques gifles. La parade nuptiale fut réduite au strict minimum. On aurait dit que personne dans cette pièce n'avait pris la peine de lire le remarquable L'An de séduire les femmes de la regrettée D.J. Lawrence. Seul Richier, désavantagé par sa carrure peu athlétique, hésitait à sauter les préludes sur lesquelles l'éminente chercheuse insiste dans son ouvrage. Mais de quels préludes pouvait-on parler, s'il y avait sept soldats pour deux filles? Les mathématiques ne collaient pas. Et Richier de philosopher sur le pas de la porte:
– Le désir n'est pas réparti uniformément entre les sexes. Si les femmes avaient autant envie que nous, le monde serait un vaste lupanar.
Soudain Wagner s'arrêta de malaxer:
– Qui peut me prêter une capote?
Les hommes se regardèrent, surpris. Personne n'y avait songé. Wagner secoua la fille:
– Où sont tes capotes, comment tu dis déjà, protection, small protekcheune – où?
Aurait-il voulu insinuer que la responsabilité de la contraception incombait à la femme qu'il ne se serait pas pris autrement. La fille écarquillait, elle se demandait s'il fallait profiter de ce moment de répit pour crier davantage.