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Essayez de l'expliquer à Stéphanie, avec les mots qui conviennent – je pense surtout à toi, maman, car tu es la plus diplomate. Dis-lui que Jean-Ramsès a un côté faux jeton qui finit par percer. Fais attention à tes expressions: elle est très susceptible en ce moment. Quand j'ai essayé dans mon précédent mail d'attirer son attention sur les points flous de notre ami, elle m'a retourné un message scandalisé, rempli de points d'exclamation. Comment ai-je fait pour m'abaisser à ce point et calomnier un homme aussi digne de respect que l'adorable, le prévenant, l'immaculé Jean-Ramsès?

Sans les bontés duquel, ni elle ni mes parents ne pourraient survivre dans une France en pleine crise de l'offre. Me rendais-je seulement compte de tout ce que les êtres qui m'étaient chers lui devaient? Elle en avait le souffle coupé. Elle me demandait même, assez perfidement, si je n'avais pas abusé de la pastille violette. Pour couronner, elle a oublié de m'envoyer un pot-pourri de la Compagnie créole, comme je l'en avais prié. Bref, je l'ai sentie blessée, alors que franchement, il n'y avait pas de quoi. Pour dissiper ce malentendu, je lui ai transmis plusieurs titres de Gilbert Bécaud que j'ai réussi à dénicher, et j'ai l'impression qu'elle a un peu dégelé. Ah, que c'est dur de comprendre les femmes et leurs mécanismes internes!»

Le capitaine est content. La troisième section a tenu. La météo annonce un orage pour cette nuit:

" Evidemment, cette situation de blocage psychologique ne m'aide pas dans mon métier de soldat. Je me sens fatigué moralement, et j'ai même eu envie de pleurer quand Zannussi s'est fait exploser à la roquette tatouer près d'Athens. Pourtant j'en ai vu crever pas mal, et des plus braves que Zannussi. Objectivement, il n'a pas souffert, si on compare avec Tavernier. Il y a eu un bruit, un peu comme quand la bouteille d'alcool est tombée dans la cheminée – vous vous souvenez, l'année où on a loué ce gîte rural près de la Mare-aux -Bœufs? -, juste un bruit et Zannussi s'est volatilisé. On n'en a pas retrouvé une miette, un doigt, rien. C'est ce vide soudain à l'endroit où il y avait un homme qui m'a foutu le cafard. "Tu as pris conscience de l'éphémère", m'a expliqué Richier. J'y ai longuement réfléchi.

Portez-vous bien.

Votre fils.»

Un fâcheux concours de circonstances

Les dollars étaient à genoux. Ils évitaient de regarder autour d'eux. Ils restaient courbés sous le poids de la honte dans leurs treillis abîmés. On aurait dit qu'ils fouillaient le for intérieur pour y trouver la clé de leur existence. Personne ne pipait. Parfois Musson leur donnait un coup de bottine, histoire de réveiller l'homme qui s'endormait en eux. Ils sursautaient, mais cet accès d'activité retombait presque dans l'instant. Telle était leur apathie, à moins que ce ne fût un complexe de supériorité habilement maquillé en détresse.

– Ohé, les gonzesses, criait alors Wolf, vous allez me secouer cette mélancolie sur vos tronches. Le photographe des armées va arriver. Pas question que vous fassiez le masque, hein.

En réalité, plus tôt dans la matinée, le photographe avait reçu un contrordre. La brigade avait capturé vivant Michael Freeman, le directeur général de McDonald's pour la Géorgie, et troisième sur la liste des personnalités les plus recherchées dans cet État. Il fallait en faire une sucette médiatique. Embourbé dans son agenda surchargé, le photographe avait oublié d'en avertir le sergent Ducasse et de décaler le rendez-vous.

Wolf n'avait aucun moyen de le savoir. Il songeait à Robin Williams dans Le Cercle des poètes disparus et poursuivait son travail de motivation.

– Je sais que vous pouvez y arriver. Je crois en votre potentiel.

Les prisonniers ne daignaient même pas lever un sourcil.

– Si vous ne faites pas un effort, vous n'aurez pas à boire, dit Wagner.

Mais ils ne comprenaient pas qu'ils se faisaient du tort.

Au mieux parvenait-on à leur tirer des grognements dont le sens approximatif était qu'ils voulaient rentrer chez eux.

– «Rentrer chez moi», s'indigna Musson. Tu crois que je n'ai pas envie de rentrer chez moi, moi? Tu crois qu'on est là par plaisir, ducon? Non mais, regardez ce malhonnête! Il veut rentrer chez lui. Monsieur voudrait rentrer dans sa maison douillette.

Musson prenait les autres à témoin de l'incroyable insolence qu'il venait de débusquer.

On hocha les têtes en silence. Wagner pensa à sa maman à qui il n'avait pas écrit depuis un mois. Wolf., à Stéphanie, Richier, à la fille d'un charcutier imaginaire. Musson, lui, ne pensait qu'à son indignation.

– Il veut rentrer dans son petit chez-soi et mettre des pantoufles rosés? Il est un peu fatigué? Il a trop tué de petits Français, il ne s'amuse plus au combat? Aïe-aïe-aïe bigorneaux.

Le prisonnier regardait Musson et ne comprenait pas ce qu'il avait fait pour déclencher un tel déluge. Il y avait un décalage cognitif manifeste.

– Doucement, intervint Wolf, faut pas les traumatiser avant le photographe.

– Ah ben, je vais prendre des pincettes, dit Musson. Alors mon petit maouinsse, on repart sur de bonnes bases? On n'est plus du tout fâché l'un contre l'autre?

Et il le soulevait par le t-shirt.

– Y veut pas sourire, le pute-boy, même quand on lui parle gentiment, remarqua Wagner.

Wolf sentit dans ses jambes les terribles combats des nuits précédentes. Pourquoi fallait-il que les barbelés fussent toujours du mauvais côté de sa destinée? Il chercha du regard Richier, qui aurait pu lui expliquer ce phénomène, mais l'intello à jus n'était pas dans les parages. En vain tenta-t-il de se changer les idées en chantant une ballade de Laurent Voulzy. Belle-île-en-mer ou pas, il ne voyait que feux de mitrailleuse lourde.

– On va les secouer un peu, décida-t-il.

Il y avait pas loin un vieux char AMX d'occasion. La bête soufflait bruyamment à cause du système de climatisation défaillant. Elle n'était pas disponible pour aller au combat avant un bout de temps. Le moteur crachait une puissante onde de chaleur.

– Je veux des types qui chantent. Chanter, vous comprenez? Singen. La-la-la la-la-la. Un truc jeune. Le deal est simple, ou bien tu chantes ou bien tu reçois un tir d'AMX dans le nez. The nose. Compris? Verstanden? Où est-il, Richier, pour leur traduire…

Ils devinaient plus qu'ils ne comprenaient. La tourelle de F AMX avait tourné vers eux son monocle froid.

– Musson, t'es branché jeune, toi. Vas-y, montre-leur.

Musson s'éclaircit la gorge:

– Une deux trois, une deux trois… On va leur percer le flanc, Ran tan plan tire lire au flanc… Ça, faut le répéter deux fois, zwei mal, c'est le refrain. Allez, tous ensemble… Zusammen…

Un chant mollasson s'éleva vers les nuages qui se dispersèrent rapidement. Wolf songeait à tous les pays qu'ils allaient recouvrir de leur ombre nonchalante. Peut-être que l'un d'eux, à la faveur d'un vent favorable, parviendrait à franchir l'Atlantique et s'afficherait sur le ciel de son île, au-dessus de la maison où maman dépoterait le potager, pendant que papa spéculerait sur les œufs de leur unique poule grise en arpentant le marché noir. Maman lèverait les yeux, un peu comme Wolf en ce moment, et penserait à son fiston, encore en vie, qui se battait durement dans des contrées lointaines, risquant sa jeune vie pour la culture d'une vieille nation.

Wolf essuya une larme imaginaire qui coulait sur les joues burinées de maman.

– Oputain, ça manque de couilles. C'est pas un chant, c'est une plainte de pucelle. Vous valez mieux que ça.

On fit encore une prise. La foi de Wolf ne fut guère communicative, l'ensemble du chant restant désespérément éteint.

Il essaya de leur faire honte:

– Ecoutez-moi, les pédés. Les dollars qui se sont rendus pendant la prise d'Orlando chantaient mieux que vous.

– Et si j'essayais la Jeanneton ? demanda Mus-son, un peu désemparé. Il y a des allitérations en ton qui doivent être faciles à assimiler, et une thématique d'ensemble stimulante.

– 'ssaye toujours, dit Wolf qui n'y croyait pas plus que ça.

Musson se tourna vers les prisonniers.

– Vous avez de la chance. La Jeanneton est une poésie très ancienne. Washington n'était pas né qu'on la chantait déjà. Elle fait partie du grand folklore français. Respect. Il respira un grand coup.

– Jeanneton prend sa faucille, La rirette la rirette, Jeanneton prend sa faucille, Et s'en va faucher les joncs… On y va… Eins, zwei, eins, zwei…

Ce fut à peine mieux. La plupart faisaient du play-back se ralliant seulement sur les ton et les eue. On avait là une barrière manifeste. Les mauvaises troupes manquaient de motivation. Wolf se demanda ce que Robin Williams aurait fait à sa place. L'autorité ne pouvait s'exercer sans sanction, au risque de perdre sa crédibilité. Il remarqua que le canon de l'AMX pointait haut. Il fit le geste convenu.

MPOUUUUH!

Tout le monde se retrouva à terre dans un réflexe d'aplatissement. On resta ainsi le temps que les oreilles arrêtent de siffler et que l'âme redescende dans le corps.

A cinquante pieds derrière les prisonniers, un cabanon réquisitionné se mit à fumer.

Déjà Wolf se relevait.

– La prochaine fois, il tirera plus bas, prévint-il. Musson, reprenons depuis le début.

Musson fit roucouler sa voix pleine de poussière:

– Jeanneîon prend sa faucille… La rirette la riré-é-teu…

Tout de suite, on constata une amélioration. Les prisonniers jetaient des regards troublés vers l'AMX et ne cherchaient plus à contourner l'obstacle. Ils firent un effort surhumain pour saisir la détresse du poète. Ils se hissèrent à des sommets de lyrisme inattendus. Wolf pensait: si le grand Claude Nougaro avait été là, il aurait été sous le charme. Et aussi: la culture française est d'une adhésion facile pour qui veut bien s'en donner la peine.