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Des dollars qui chantaient aussi bien, on n'en avait encore jamais vu. Wolf se voyait déjà chez le colonel Dujardin en train de serrer sa petite main. Il en profiterait pour parler de la permission. «Mon colonel, dirait-il, je n'ai pas démérité.» Le colonel le taperait dans le dos en lui disant qu'il comprenait ce que Wolf voulait dire. Et voilà Wolf sur le bateau du retour. Il amène une peau de crocodile pour son père, et pour maman un sac de cookies de chez Macy's. Pour Stéphanie, une demande en mariage. Il retrouve ses copains au bar, les réformés, les pistonnés, les trouillards, et tous lui lèchent les médailles. Jean-Ramsès lui-même déroule le tapis rouge. Et Wolf n'est même pas trop fâché. Jean-Ramsès lui propose alors de venir le rejoindre au ministère. «Avec ton expérience du terrain, dit-il suavement, nous prendrons les bonnes décisions.»

Le film s'arrêta brusquement car une cacahouète désarticulée se détacha du cabanon en flammes et fit quelques pas dans leur direction. Ses bras lourdauds semblaient porter la misère du monde.

Quelqu'un cria:

– Richier, c'est Richier!

La silhouette fumante de l'intellectuel s'écrasa au sol.

– Oputain Richier! criaWolf à son tour. Kès tu fichais là?

Quelle idée de s'enfermer dans le cabanon!

On courut vers le malheureux en bousculant les hypothèses. Il serait allé écrire une lettre à sa maman ou rêvasser un brin comme le font parfois les êtres dotés de vie intérieure. Peut-être avait-il hésité entre le cabanon et, disons, les ruines duWall-mart d'où l'on avait une vue dégagée sur la banlieue d'Atlanta, pour finalement choisir le cabanon marqué des Dieux, alors que l'AMX se déplaçait déjà pour venir se caler – au millimètre près – sur sa sinistre position. Peut-être même, c'était très possible, avait-il imaginé sa permission lointaine en compagnie de quelque soubrette, loin de prévoir que ces pensées légères entraîneraient un châtiment immédiat. Ou bien, plus prosaïquement, ce serait une petite commission qui l'aurait mené vers la tragédie.

Richier serrait le carnet sur sa poitrine grassouillette. Il lui manquait la moitié de la joue. Le nez posait problème. On voyait, par l'orifice, la langue bouger entre les dents. Une dernière pensée richienne s'y démenait en pure perte. Wolf se dit qu'il faudrait le rafistoler avant de rendre le corps à la famille.

Le sergent Ducasse accourut au boucan. Il décoinça les doigts glacés de l'intellectuel et récupéra le carnet.

– Que faisait le seconde classe Richier dans le cabanon à cette heure de la journée? demanda-il de sa voix calme, figée par l'émotion, mais personne ne sut lui répondre.

On porta Richier au centre du campement. Quelqu'un eut l'idée de sortir un pistolet automatique et de le coincer entre les doigts raides. Richier prit alors une dégaine de combattant de la liberté. Avec son défaut à la figure, il avait l'air d'un vrai guerrier. Alors le sergent Ducasse se mit au garde-à-vous et lui fit un salut militaire. Jamais, dans sa vie de soldat, Richier n'avait eu droit à autant d'égards.

Puis on sentit son absence. L'univers avait un creux. Les soldats erraient sans but dans la zone commerciale dévastée. Certains se lamentaient sur leur sort en lançant des douilles dans une boîte de conserve. Même Wagner paraissait contrarié. Il pliait et dépliait ses gros doigts de tueur en série.

On ne songeait plus au photographe. Les prisonniers furent attachés par grappes à un grillage et personne ne s'en soucia pendant au moins vingt-quatre heures.

Le soir, une veillée fut organisée autour du mort. On alluma les briquets et l'on pria:

Mon Dieu, mon Dieu., donne-moi

La tourmente donne-moi.,

La souffrance donne-moi,

La mort au combat.

Mon Dieu, mon Dieu…

Richier était couché, la tête voilée jusqu'au trou de nez. Dans la lumière vacillante des briquets, une houle baignait le long flanc qui semblait tressaillir par moments. On se demandait si Richier n'allait pas se ressaisir, se redresser et se joindre au chœur. Hélas, on avait beau le dévorer des yeux, il ne bougeait toujours pas. Il avait l'air satisfait d'un cadavre.

– Il nous manquera, le philosophe, dit Wagner, la gorge serrée.

– Oh ouais, soupira Musson.

Et il lança de sa voix trouée par l'émotion:

– Non, ce n 'était pas le ra-deau, de la Më-du -se ce bateau…

Ce fut un signal de ralliement. Les soldats chantèrent la prière des copains, lentement, comme un pont-levis qui se baisse sur un lac sombre.

Ainsi s'envola l'essence de l'intellectuel.

Le carnet de Richier

Le sergent Ducasse feuilletait le vieux carnet qui avait tant souffert. Les pages couvertes d'écritures bleues et noires accueillaient son regard en rougissant. Les jours de joie, l'écriture était hachée, impatiente: on voyait que Richier avait hâte de rejoindre le groupe pour profiter d'un moment de détente. Les soirs de peine, en revanche, après de longs et harassants combats, l'écriture se faisait menue comme si Richier cherchait la solution à un gigantesque problème de mathématiques.

«Les copains sont durs avec moi, écrivait-il, mais je ne me plains pas. À leur place, je ferais pareil. S'il y avait dans les parages un petit DEA ou un DESS, je me défoulerais volontiers. Un doctorat, c'est ce qu'il y a de mieux. Il paraît qu'ils en ont un au 5e RPG. Ça met une ambiance d'oriflamme. La France est soudée par ses élites.»

Plus loin, exalté: «Les balles des dollars n'ont pas prise sur moi. Elles s'écartent sur mon passage et vont frapper Vasseur, Jussieu, Grabar. Hier pendant que l'on traquait le sénateur dans une cache aménagée par ses partisans, j'ai été pris en enfilade par deux tirs croisés. J'ai entendu, et pas le temps de plonger. Encore, et je me suis dit: terminé. Résultat: rien! Pas un éclat! Un morceau de plâtre de façade s'est écrasé sur mon casque, rien d'autre. J'ai pris un PA et bam bam dans le tas, bam bam, je suis vivant, bam bam vous ne me persuadez pas avec vos M16, je suis invulnérable.

Avec les mines c'est pareiclass="underline" c'est toujours un autre qui les trouve.

Le sergent dit que j'ai une veine de sadique. Je lui ai parlé d'Achille, blindé de partout. Il m'a dit de la boucler, je cite, "au lieu de me la ramener comme Yvonne de Gaulle".

J'ai suivi son conseil et j'ai concentré mon attention sur la végétation tropicale.»

Le sergent sauta quelques pages:

«Cependant, on ne peut s'empêcher de penser que la guerre actuelle n'a pas de raison. Elle est là, voilà tout, comme la pluie pendant un pique-nique. Tenter de l'expliquer ne mène qu'à la frustration intellectuelle.»

Encore plus loin:

«Je passe beaucoup de temps à expliquer aux gars qu'il ne faut pas dire big mac, qui est une notion péjorative un peu grasse, échafaudée sur un manque avéré d'hygiène alimentaire. Le plus simple est d'employer le terme neutre dollar, que l'on peut qualifier par un adjectif comme noir, sournois, glissant., etc., si l'on tient à souligner sa nature malsaine. J'aime particulièrement l'expression dollar fébrile.

L'hydre impérialiste qu'emploie parfois le colonel fait ringard. Le côté obscur est plus approprié, mais on peut dire jungle, qui n'engage à rien, ou le très littéraire monolithe. La pieuvre, utilisée pour d'autres pays et d'autres époques, est à proscrire. Dans le règne animal, nous prendrons plutôt la hyène, le chacal ou, mieux, le requin, utilisé depuis belle lurette dans des expressions comme les requins de Wall Street ou les requins mondialistes. Ma préférence va au coloré requins lubriques, privilège d'esthète.»

«Pourquoi ne pas dire extra-terrestres? » songea Ducasse. Comme il soupesait les nuances linguistiques associées à sa découverte, son attention fut attirée par un schéma étrange d'un homme nu, figé dans une pose à la Léonard de Vinci, jambes écartées et l'appareil à l'air. Une sorte de spaghetti noir s'enroulait autour de ses hanches.

La légende disait: «Le courant électrique est produit par un mouvement d'électrons qui vont de la borne – vers la borne + si l'on place entre elles une substance conductrice, comme l'eau. Le corps humain, constitué à 70 % d'eau, peut devenir conducteur si la différence de potentiel – autrement dit le voltage – est suffisante. Alors l'ampoule s'allume. »

Le sergent eut la sensation de tomber dans le vide. Il essaya de se raccrocher au paragraphe suivant. Mal lui en prit:

«Nous avons pris un dollar qui ne voulait pas nous dire. Il lançait des mots obscènes mais rien sur les troupes ennemies. Wolf suait: "Il a des infos qui m'intéressent." Moi, je songeais aux propriétés des corps électriques à résistance élevée. Wagner prit les choses dans ses grosses mains. Il n'aime pas quand ça patauge, j'ai remarqué. Il a traîné le dollar près de la batterie d'AMX. La fée électricité a fait son petit numéro. "Regarde, l'intello", criait Wagner, et je n'ai pas pu baisser les yeux. Après, je me sentais déniaisé.»

La mâchoire du sergent glissa. Ah les vermines! Il lut et relut ce passage pour être certain de bien comprendre le sens des opérations.

Richier avait dû en faire de même, car il ajoutait page suivante:

«Je me relis et je me demande: "Suis-je devenu un monstre?" Objectivement ce que l’on a fait mérite réprobation. Que sont devenus mes idéaux humanistes hérités de Montesquieu? C'est justement pour éviter ces dérives qu'Henry Dunant a élaboré la Convention de Genève.

Cependant, en toute honnêteté intellectuelle, j'étais soulagé que Wagner s'en prenne au dollar plutôt qu'à moi. »

Le brave sergent Ducasse referma le carnet maudit. Il se sentait traumatisé, inapte au combat. Il resta prostré pendant une heure, puis il se connecta sur le serveur sécurisé armees.fr/aide/reclamations, où il remplit une demande de soutien moral.

La semaine suivante, Wagner passait en cour martiale. Il fut relaxé pour preuves insuffisantes. Le colonel Dujardin avait besoin de toutes les volontés pour s'enfoncer en Caroline du Sud.