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Malédiction

Allongé dans un VAB en panne, sur la route de Charlotte, Caroline du Sud. Wagner examine les pneus. Musson pisse vers l'Ouest:

«Parents,

Ta lettre me fait chier suer. Je n'ai rien d'autre à dire. Je pense à Stéphanie. Tantôt je pleure, tantôt je trouve la situation grotesque. Tu dis qu'elle est partie avec l'autre, et moi je ne te crois pas. Tu ne connais pas Stéphanie aussi bien que moi.

Ta peine me fait honte. Si tu étais là, parents, avec ta peine, je te jure, je prendrais un famas et la discussion serait vite réglée. Dire ça de Stéphanie! T'as pas de remords à tes cheveux blancs? Tu t'es vu, parents, dans la glace, avec tes seins qui radotent, tes jambes amères, ton teint baisé par la vie?

Que Jean-Ramsès soit un fils de pute coiffeuse ne m'étonne pas. Sur ce plan, ta lettre ne change rien à ce que je savais déjà. Ça concentre les couleurs, c'est tout. Maintenant je comprends pourquoi il faut que je meure, le mobile de tout le cinéma. La feuille d'engagement, soigneusement mise en évidence pour que je la prenne, le bout de fromage qui entraîne le pauvre type dans la souricière!

Tu crois que je n'ai jamais remarqué comment il regardait la Stéphanie? Tu parles! Il avait cette manière de ne pas la regarder qui ne trompait personne. Il pouvait regarder un vase ou un barbecue, imperméable aux émotions comme un joueur de poker, je savais qu'il la désirait. Il n'était pas le seul. Je te soupçonne, parents, d'y avoir parfois songé en cachette. Style, si j'avais vingt ans de moins, ta-ga-da. Car Stéphanie est une permission à elle toute seule, voilà comment elle est! Je te connais, infâmes parents, je vois d'ici le tableau de tes bassesses.

Je m'excuse. Je ne voulais pas te dire du mal. Ça m'a échappé. Si Richier était là, il m'expliquerait pourquoi on s'en prend toujours à ses parents quand la vie fait un accrochage. Ne te crois pas innocent pour autant, sales parents qui m'ont mis au monde, je m'excuse. Ah, si oncle Guillaume était là!

J'écoute Si j'avais un marteau, j'ai la gorge serrée, c'est la dernière chanson qu'elle m'ait envoyée. D'abord j'ai accusé l'Internet. Il ne marche pas si bien que ça, finalement, l'Internet, même si c'est des Français qui l'ont inventé à l'époque du Minitel. Le site armees.fr est souvent saturé. Je me disais: c'est l'informatique qui ne marche pas, pauvre Stéphanie. Je blanchissais la colombe. Mais Mus-son a reçu sans difficulté Marcia Baïla, et ce bœuf de Wagner au moins trois chansons différentes de Lara Fabian. (Il a toujours eu des goûts de supermarché.)

De là à croire tes imbécillités, parents, il y a un fossé que je ne suis pas disposé à franchir. Elle n'a pas pu me tromper pour trois raisons. 1. Elle m'a juré qu'elle m'aimerait toujours. 2. Je suis un bien meilleur coup que Jean-Ramsès (renseigne-toi, parents, auprès de Mme de Saint-Ange, je sais que tu y as tes entrées, je parle pour le vieux bouc). 3. On ne trompe pas un soldat de la paix, engagé volontaire, fierté de la nation. Ça ne se fait pas. Sinon où on va?

Parents, surtout toi, la grosse, lis ce passage à Stéphanie. Avec ta sensibilité de bonne femme, tu trouveras un langage commun. Dis-lui qu'elle aille au diable. Je leur souhaite tout le malheur du monde. Je ne suis pas méchant, ni aigri, cependant. C'est à peine si je voudrais les voir souffrir longtemps, plus longtemps que Richier, Badulot, Vas-seur réunis. Le petit dollar à la gégène le soldat inconnu n'a eu que des sucettes comparé à ce qui va leur tomber sur la figure, enfants, petits-enfants compris, jusqu'à cinq générations. La malédiction du soldat est collante. Comme je les plains! Disleur que la guerre viendra chez eux aussi, dans leur petit havre payé avec le sang des autres. Ils se croient à l'abri sur l'île. Ils pensent qu'ils peuvent envoyer les idiots se faire tuer là-bas à leur place. Eh bien, je leur promets un retour du balancier. Nos souffrances dans ce pays de Satan ne resteront pas impunies. Car il y a quelque part une justice universelle qui gommera tôt ou tard le cloaque.

Sur ce, je pars me défouler, j'en ai besoin. Mon destin m'attend à Charlotte et il transpire d'impatience. Richier m'a dit un jour: "On ne sort jamais de l'enfance." Eh bien il se trompait.

W.»

Retrouvailles

Tu te doutes bien, petit monstre, de quel pays on est venus?Tu regardes bien les infos? Ça commence par F, mais ce n'est pas la Floride. No-no -non. Essaye encore. Finlande? îles Féroé? Hmmm! Mauvaise réponse. Les uniformes se ressemblent tous maintenant: du kaki avec des taches. Le français n'est pas plus élégant que le dollar. Avant on avait un look. Et je ne parle pas de shako ou de plumes dans le cul façon Saint-Cyr, épaulettes, machins tressés, petits rubans. Je parle guerre moderne. Bleu horizon, sable Sahel, kaki avec trace de fer à repasser et ceinturon moulant sur la raie des fesses. Au xxe siècle on a su concilier les impératifs de la guerre et l'esthétique. Aujourd'hui, tous pareils, habillés de boue macérée. Un comble quand on connaît la place de la France dans le fascinant univers de la mode.

Le pragmatisme dollar a encore gagné, oputain. Il nivelle tout par le bas. Tu crois pas?

Tu réponds pas, ah oui, le ruban adhésif. Faut pas croire que c'est vexatoire. On a moins envie de te taper. Vis-le comme un privilège: on te permet de garder le silence. C'est pas rien, c'est une forme de dignité. Ça donne l'air intelligent. C'est fou les bêtises qu'on peut dire sur le coup de la colère. Des bêtises qui se retournent tôt ou tard contre toi, des trucs sur la France, genre «pays de jaloux», «pleutrerie», tu te rappelles?

Une belle invention, le ruban adhésif. Faut toujours en avoir sur soi. C'est comme le velcro. T'entends le scratch? Attends, je vais te le refaire. Je ne m'en lasse pas. C'est bête, le scratch, mais c'est à ces petits bruits qu'on aime le métier de soldat, le scratch de la poche, le tintement mat de la cuillère en aluminium sur le récipient quand on mange sa ration, le chuintement de la pilule verte sous la langue. Ah j'oubliais, l'odeur de Kiwi qu'on met sur les bottines. Tiens, sens.

Oups, pardon, je n'ai pas fait exprès. T'as une tache sur le nez, maintenant. Attends, j'te l'enlève. T'es nerveux, ouh-là. T'es une boule d'adrénaline ou quoi. C'est un manque de magnésium. Tu manges pas équilibré. (Normal au pays du cholestérol.) De quoi as-tu peur? Je n'ai pas fait le trajet depuis Atlanta pour te tuer tout de suite. J'ai envie de parler. Que tu le veuilles ou non, t'es un bout de mon enfance.

Je vais te dire un secret: on a failli échouer. Tu sais que tes copains nous ont pas mal ennuyés, vers Monroe? Jamais je n'aurais cru ça de leur part. On parle d'enlisement. Faut dire que l'on est très pincettes et compagnie et que ça nous coûte gros. On aurait pu se contenter de bombarder comme des malades, puis débarquer et nettoyer les dernières poches de résistance, mais non, on fait attention à la populace, nous autres. Pas de charnier, pas de pertes civiles, un rapport en trois exemplaires à chaque balle perdue. Le sergent Ducasse y est très sensible. Pas la peine de fureter, il est pas là, le Ducasse, il est resté en arrière sur la poche de Columbia, il déprime un peu à cause de Wagner qui n'a pas été un gentil garçon. Hein Wagner? Cela dit, on l'aime bien, le Ducasse, pas vrai les gars? Ducasse est notre ange gardien. Il nous évite nombre de vilaines bêtises qui nous donneraient du remords.

Tu sais ce qu'on raconte? Jean-Ramsès – tu te rappelles de Jean-Ramsès? -, Jean-Ramsès est aux commandes de la guerre, il va demander la mise sous tutelle de ton pays par l'ONU pour achever le processus de dédollarisation. J'sais pas ce que t'en penses, mais dans ma section on est pas trop chaud. Hein, les gars? Oh bien sûr, on voudrait rentrer au pays, encore que j'vois pas ce que j'aurais à y faire, mais à ce rythme on est parti pour perdre la guerre. Eh oui, mon pote, faut qu'on fasse vite. Ce que le soldat ne fait pas, le politique ne le fera pas à sa place. Le politique c'est la fosse du compromis nauséabond, disait le général de Gaulle. Un grand homme, oputain, qui nous rajeunit pas.

J'ai beaucoup parlé de toi à mes camarades. Ils avaient tous envie de te connaître. Fallait te trouver: pas évident. Heureusement, il y avait cette étiquette de vin avec ton code postal, et puis un type de Charlotte qu'on a chope par hasard en Géorgie. Bingo: on est là. Certains, comme Mus-son, voulaient principalement te buter. «Un mec comme lui n'a pas le droit de vivre», disaient-ils. Pas vrai, Musson? Pas la peine de rougir. Tu vois, ils te considèrent un peu comme un traître. Toi, un Français, parti vivre au pays du dollar, pourquoi? Comment es-tu tombé si bas? Ils ne comprennent pas. Je leur explique. Car je te connais depuis longtemps. Ce n'est pas qu'il a un mauvais cœur ni qu'il veut boire le sang des enfants du tiers monde, je leur dis, c'est qu'il a une idéologie dans la tête. En un sens c'est encore pire, car Dieu sait ce qu'on est capable de faire par idéologie. On écoute Elvis ou une autre soupe de chez toi et l'on ferme les yeux sur les problèmes de la société.

T'écoutes quoi comme musique? Musson, montre voir ce qu'il a sur ses étagères. Dalida, Brassens, Renaud, c'est pas mal, mon pote, très français. T'as la nostalgie du pays, on dirait ? Aime-moi de notre ami Julien Clerc. Pas son meilleur album. Tu devrais essayer Sans entracte. Dis-moi, dis-moi, dis-moi, tu connais Plastic Bertrand? Bon point pour toi. Pas grand monde qui connaît. Tu connais Plastic Bertrand, Musson? T'étais pas né, d'accord, mais t'aurais pu te renseigner. Ça plane pour moi, ah ih oh uh… Allez hop! ma nana, S'est tirée, s'est barrée, Enfin c'est marre, a tout cassé, C'est prémonitoire tu vois, La la la la, Le pied dans le plat… Ça déchire.

Alors figure-toi que Plastic Bertrand ne chantait pas ses chansons lui-même. No-no-non, mon groin. No-no-non, mon câlin. Il ne savait pas chanter. C'était son producteur, un type laid, pas photogénial, qui chantait en arrière-plan, sur une bande préenregistrée. Le producteur a fait un casting, et c'est ce type, Plastic Bertrand, qui a gagné grâce à son look néo-punk. Il est monté sur scène, le producteur a envoyé la bande avec sa propre voix5 il l'a un peu accélérée pour donner ce cachet disco, et l'autre s'est trémoussé en play-back comme une marionnette. Ils ont berné tout le monde! Moi, si j'étais Plastic Bertrand…