On te butera plus tard. On ne peut pas décider de ta mort sans un procès équitable. On n'est pas des sauvages. Jean-Ramsès n'apprécierait pas. Il est très prout-prout. C'est un haut fonctionnaire. Et que penserait ta femme si on t'abattait direct, sous ses jolis yeux? Elle serait fâchée contre nous, ce serait un crime de guerre ou un autre mot horrible. Les femmes, omaluge, c'est leur côté sensible. Ta femme, j'suis sûr, elle a un côté sensible à l'intérieur d'elle-même. Tu fais des yeux de saumon, ça veut dire «oui»? On va vérifier pour ta femme, t'en fais pas. Elle a de la lingerie française, sinon on ne se serait pas permis. On lui fera un diagnostic, très pro, tu n'auras pas à le regretter. Pour info: ça fait trois semaines que je n'ai pas baisé. Tu le gardes pour toi, pas la peine de me foutre la honte devant mes copains.
On ne va pas lui faire de mal. Après tout, elle n'est pas responsable de tes conneries. On va juste passer chacun à son tour. Faut être parta-geur. Fraternité, tu connais? Liberté, O.K., c'est top, ça sonne beau, très classe, li-ber-té. Liberté, j'écris ton nom. Liberté, tu fais déborder la baignoire. Moi, les types qui en ont que pour la liberté, je dis, c'est des bornés. Ecoute bien, mec. Ta liberté s'arrête là où commence ma fraternité.
Tu vas voir, après, elles n'en sont que plus douces. On te la formate, toi t'en profites. Petit veinard.T'entends? Elle ne crie même pas. C'est Fitoussi, il en a une petite comme tous ceux qui ont fait médecine. Pas comme Wagner. Il en a une, Wagner, c'est Top Gun. Mais il met une capote, le grand jeu. Tiens pour la peine, tu passeras en dernier,Wagner.T'entends?
Tu devrais être heureux. Je ne te comprends pas. C'est-y pas le pays dont t'as toujours rêvé? Pourtant t'écoutes des disques français. Ta femme a une petite culotte de Française, sur un petit cul qui n'est plus tout jeune. T'as toujours ta petite gueule de blaireau français, dollar ou pas. Je vais te dire ce qui ne va pas. Tu ne te sens pas à ta place, ici. Le monde du dollar n'est pas aussi vert que tu croyais. Il paraît que ça tient beaucoup aux relations humaines. Ils ont l'air accueillants, les gens d'ici, mais ils restent entre eux, ils te donnent pas le tiers de la chaleur humaine que tu reçois chez nous, pas vrai? Y te parlent mais leurs paroles sont superficielles. Leurs cœurs sont bétonnés. Pas de spiritualité comme chez nous -tu te souviens du bistrot? Leur vie intérieure est limitée par le vide. La moindre faiblesse et t'es éjecté du voisinage. Au fond, si t'avais su, tu ne serais pas parti. J'ai pas faux?
Parfois, tu vois, quand je suis un peu las, après de durs combats, je m'interroge et j'me dis pourquoi la guerre? N'aurait-on pas pu dialoguer? C'est vrai, quoi. Nous avons manqué de volonté. On n'a pas eu la force de leur expliquer. Le dollar était arrogant, d'accord, mais on a failli à notre devoir d'éducateur. Car la France a une mission dans ce monde. Et cette mission ce n'est certainement pas de jouer à la brute féroce, mais d'imposer par le raisonnement – par la pensée qu'on a là – le progrès social et culturel qui fait notre pépite. Qu'on n'y soit pas arrivé cette fois-ci est dramatique. Tu vois, je suis objectif. Je ne dis pas on est tous blancs et les dollars gna-gna-gna. Je dis qu'il faut faire la part des responsabilités.
Non, t'as raison, on ne va pas y passer la journée. Je parle, je parle; et le temps ne s'arrête pas pour autant, hein. Nous avons une mission, toi et moi. Faut faire plaisir à notre grand copain Jean-Ramsès.
Récapitulons. Tu as fui ton pays comme un lâche pour vendre ta vie aux dollars. Tu n'as pas rejoint les forces françaises au moment de l'offensive des hommes libres. Ta pensée a toujours été ravagée par l'endoctrinement propre à la civilisation dollar. C'est tout? Non, bien sûr. Il y a le passé. Reconnaît-on dans ce type, gras des joues, vêtu de son jeans de riche, le démon qui lançait des accusations sans fondement il y a une quinzaine d'années? Oui.Très bien.
Je voudrais quand même dire un mot positif: quand vient le soir sur cette partie désolée du monde, il met Julien Clerc sur sa platine et c'est comme un cordon ombilical qui le rattache à la France.
N'empêche qu'il a déserté.
Oui, mais il connaît Plastic Bertrand.
Si tout le monde avait fait comme lui, il n'y aurait plus personne pour construire une civilisation nouvelle.
Oui, mais il était sincère dans son attirance pour le dollar. Ce n'est pas qu'il partait pour se faire mousser. Ou qu'il avait délibérément choisi le camp du Mal.
La sincérité, si elle permet de comprendre les rouages psychologiques qui conduisent à l'aveuglement, ne donne pas le droit de commettre un crime. À ce train, on devrait excuser les nazis parce que certains d'entre eux étaient sincères. Ce n'est pas avec ce genre d'arguments que l'on construira la tour Montparnasse.
Oui, mais sa vie au pays du dollar est restée modeste. Il ne porte pas de marques maudites sur ses vêtements, il n'a pas de Coca au frigo, sa femme utilise Elnett de L'Oréal, il n'a pas l'air de se la jouer dollar.
C'est parce qu'il n'en a pas encore eu l'occasion. Laissez-le quelques années de plus ou donnez-lui un semblant de succès, et vous verrez. Déjà, if s'est débrouillé pour ne pas payer d'impôts en France. Le pragmatisme égoïste fait son chemin.
Bon, on ne va pas y passer la nuit.
Coupable, lève-toi. Aide-le, Wagner. C'est l'heure du verdict. Après une longue délibération, le jury compétent déclare à l'unanimité que la peine prévue doit s'appliquer. Musson, ouvre les bouteilles. Wagner, tiens-le pendant que j'enlève le ruban.
Bois, mon garçon. Bois donc. Bois à la santé de Jean-Ramsès. Ce vin est le sang du pays que t'as trahi. Il y a cent vingt bouteilles à vider. Tu dois y arriver. Dépêche, on n'a pas que ça à faire. Certains n'ont pas encore eu leur part de ta femme, et tu sais que c'est contraire au grand principe de l'égalité. Tous à la même enseigne. Pas de privilégiés chez nous. Les privilégiés, laisse ça à la culture dollar. Fais gaffe, t'en verses à côté. Il sature déjà? Bouche-lui le nez, il sera bien obligé d'ouvrir la bouche. Ah, si c'est pas de la mauvaise volonté… Ah si c'est pas obtus… Pas évident de faire entrer la civilisation dans des personnes réticentes à tout changement. Chevaliers de la table ronde., goûtons voir si le vin est bon…
Il nous quitte. Adieu, onc' Abe. Je t'aime bien. Je sens qu'on a un lien affectif bourreau-victime. T'es un souffre-douleur de mon destin, comme moi. Je vais te dire un truc à l'oreille. Au point où j'en suis, tu ne t'en tires pas si mal. Du vin, de la conversation, des racines. Le français, ta langue maternelle! En Albanie et ailleurs, on n'aurait pas fait tant de chichis. Une balle dans la nuque et circulez! C'est ça, la tradition française, prendre des pincettes pour vous faire crever.
Moi, personne n'aura autant d'égards. Un dollar anonyme me mettra en joue, son laser clignotera dans le viseur, il ne prendra pas le temps d'étudier le bout de rumsteck que je suis. Son index fera guili-guili sur la gâchette. Sans panache ni médailles. Son manque de culture me tuera sans plus d'émotions que si j'étais un goret.
On en reparlera. J'te laisse. Meurs bien.
La mort du héros
On avait beau s'y attendre, la mort surprenait toujours.
Wolf avait installé son barda en terrain sécurisé. Allez savoir pourquoi., la pastille verte n'agissait plus depuis deux jours et il pleurait de sommeil. Le sergent Ducasse, lui, dormait tranquillement. Son ronflement honnête était rassurant comme le tic-tac d'une grosse pendule de grand-mère.
Soudain, comme il se glissait dans son duvet, Wolf sentit un picotement d'appendicite sur le côté droit de l'estomac. Il pensa à la ration de combat qui ferait des siennes dans les intestins. Le premier réflexe de l'homme est de rejeter la responsabilité sur ses tripes. Fut-il étonné de se voir soulevé par une hernie gonflée de gaz en expansion? Même pas. Il eut une pensée ironique avant même d'avoir peur. Dans un magma de viande déchiquetée, le ventre trouva les oreilles, et Wolf entendit, oui, entendit, avec son bas, les forces du haut qui le quittaient.
Dans l'ensemble, la mort fut facile à vivre.
Il eut un peu mal, c'est incontestable, mais pas de quoi démonter la durite. Rien de comparable avec la double fracture ouverte qu'il avait eue au ski (et dont – comble de l'ironie – il avait minimisé les séquelles à la visite médicale d'incorporation), encore moins avec l'incident de la voiture, quand son père avait claqué la portière sur sa main égarée. Le processus n'était pas agréable pour autant: on avait l'impression qu'une volonté géante enlevait d'un coup des milliers de points de suture. Il savait cependant, par une sorte d'omniscience, que tout le cirque ne durerait qu'une minute.
C'était suffisant, pensait-il, pour revoir sa vie au ralenti, passage obligé de toute mort classique, comme le lui avait expliqué Richier, dans le temps. Rien du tout. Soit Richier se trompait, soit la vie de Wolf ne présentait pas un intérêt suffisant pour la passer ainsi à la dernière séance. Il se contenta de deviner, dans la compote qu'il avait à la place des yeux, le panier à linge sale, jaune avec des fleurs, de la maison de campagne de sa tante.
Cependant, il y eut aussi de bonnes surprises, d'ordre intellectuel. La mort permettait d'entrevoir, à défaut de comprendre, ce qu'il y avait de radicalement bancal dans l'état de vie où il s'était trouvé pendant une trentaine d'années. Du point de vue de la mort, la vie était une absurdité. On n'avait aucune raison d'être vivant quand il existait un néant aussi vide, absolument vide. Le néant était logique, entier, immuable, la vie – dangereuse et inutile. La vie sentait des pieds. C'était de la vie qu'il fallait avoir peur. C'était la vie qu'il fallait chercher à éviter, ou du moins à retarder, tant que l'on en avait les moyens.
Il prit la ferme résolution de s'accrocher au néant. Tant qu'il aurait des forces, il lutterait pour être admis dans le rien. Il ne se laisserait pas distraire par les gesticulations grotesques du sergent Ducasse, brûlé au visage par un truc au phosphore. Il repousserait du mieux qu'il pourrait les avances des camarades affolés qui le traîneraient vers le camion Renault des premiers secours.