Выбрать главу

Il fit le maximum. La vie, cette obscure chose collante, s'affairait encore dans ses viandes. On aurait dit les clientes d'un grand magasin à cinq minutes de la fermeture. Prodige de la nature: le petit bonhomme vivait encore.

Le testament de l'électron

Fitoussi – perplexe devant une boîte métallique d'où sortent quantité de fils, de tuyaux, de seringues. Un écran affiche des mots qu'il note patiemment sur du papier à lettres:

«Papa WoIf, maman Wolf,

Ne vous étonnez pas que mon écriture ait changé. Je suis dans un état grave à la clinique des armées, à Miami. Mon diagnostic vital est réservé, je suis sous pilule jaune concentrée en intraveineuse, je ne sens rien de particulier et je ne vois rien. Je me demande où sont mes yeux. Mon corps est bloqué dans un énorme pansement métallique dont je perçois parfois la dure paroi à travers ma peau, à moins que cela soit une illusion. Je n'ai pas faim, vraiment pas faim du tout. Parfois, j'ai l'impression que mes hémorroïdes me chatouillent la langue. Dans ces conditions, je suis incapable de tenir un stylo, c'est Fitoussi, l'infirmier, qui écrit à ma place. Je lui dicte mes phrases par morceaux d'encéphalogramme quand j'ai des moments de lucidité polarisée. Fitoussi décrypte très bien le fond de ma pensée, même si le style est un peu télégraphique. Pour vous prouver que c'est bien moi, Wolf, et non une quelconque farce de mauvais goût, je vais vous dire quel est le nom de ma tante qui habite Saint-Justin-les-Epines: Clara Guillemot, née Léoni.»

Fitoussi regarde sa montre. C'est l'heure des informations. Il touche un bouton. Voix off: «Bonjour, vous écoutez France Inter. L'arrêt des combats a été annoncé ce jour à 0 heure sur l'ensemble du front. Soldats, il est défendu de tuer des dollars. Je répète…» Fitoussi scrupuleusement:

«Je n'ai pas beaucoup de temps. Les forces me quittent. La chimie ne peut rien pour moi. Je vais donc aller à la bonne nouvelle. Nos troupes ont fait d'immenses progrès, immenses. Je tiens à le préciser car j'ai compris que vous étiez encore désinformés par de la propagande anti-française. J'ai entendu moi-même de ces trucs à la radio qui m'ont fait mal aux endroits où j'ai encore du courant. Ils disent que nous fuyons sur tous les fronts. Que les partisans nous mènent une vie impossible, à harceler nos lignes arrière. Que nous sommes fatigués moralement par les crimes de guerre dont on nous accuse.

Que les munitions manquent. Que les pastilles vertes, même si elles sont parfaites pour prolonger la durée de vie d'un grenadier voltigeur soumis au stress des hélicoptères Black Hawk, ont des effets indésirables sur l'organisme. Ne les croyez pas. Ce n'est pas vrai du tout. En voici la preuve: la corbeille à linge de ma tante doit être remplacée. Vous pouvez vérifier que je ne raconte pas de salades.»

Fitoussi est déjà démobilisé. Bientôt il rentrera au pays. Avec Wagner et Musson, ils sont trois survivants d'une section de quarante. La viande délire:

«Les dernières vingt-quatre heures ont été décisives. Nous avons capturé le président des dollars. Il se terrait dans une cave comme un rat et il ne mangeait que des racines. Il paraît que quand un soldat du 11e l'a tiré de sa fosse, il a levé les bras et il a dit dans un français impeccable: "Je suis le président des dollars et je veux négocier." Quel aplomb! De quoi que tu veux négocier, trou d'œuf! J'espère qu'on va le passer en jugement pour tous les crimes qu'il a commis contre son peuple. Son avocat a des soucis à se faire.

La radio n'en parle pas encore car c'est classé secret défense. Au contraire, pour bluffer les dernières poches de résistance, on fait croire à des combats acharnés. On exagère les pertes subies. Je reconnais bien la tactique du colonel Dujardin. De là où je suis, je vois bien où il veut en venir.

Les réseaux terroristes sont démantelés. Les partisans de l'ancien régime rendent les armes. Avant-hier nous avons pris Washington. Aujourd'hui, au moment même où Fitoussi vous écrit, notre drapeau tricolore flotte sur la Maison-Blanche. Les habitants de New York lancent une pluie de confettis sur nos soldats qui défilent le long de la Cinquième Avenue. Des haut-parleurs diffusent des chants de Juliette Gréco. Une délégation culturelle bardée de cocardes est accueillie par le nouveau maire sur Broadway qui n'est plus Broadway. Vous ne le croirez jamais, Broadway s'appelle désormais «avenue Bruno-Coquatrix». J'aimerais tellement y flâner sur des membres tout neufs en sentant au-dessus des talons le jeu de jambes de mes fessiers!»

Voix off: «Je suis avec Jean-Ramsès Dubosc, ministre par intérim. Espérons, monsieur le ministre, que cette défaite ne va pas trop démoraliser notre pays.» Le ministre: «Mes pensées vont d'abord aux victimes. Il n'est pas tolérable, je dis bien, il n'est pas tolérabîe qu'une poignée de militaires et d'hommes politiques fasse porter au pays tout entier l'aveuglement de leurs décisions. Cela dit,, ne comptez pas sur moi pour diviser nos compatriotes., au contraire., je voudrais me placer ici en rassembleur…» Fitoussi éteint le poste:

«Le soir, l'armistice signé, il y aura un concert géant à Central Park. On y jouera des reprises de Jacques Higelin, Etienne Daho, les Rita Mitsouko, Alain Bashung. La foule cosmopolite dansera la farandole de la paix à la lumière des briquets. Libérés et libérateurs fêteront ensemble la fin d'un long tunnel. Les filles des dollars nous demanderont des cigarettes en échange de leurs faveurs et on leur expliquera que fumer encourage le cancer. Ce sera grandiose!

Fitoussi m'a assuré que j'ai été décoré à titre posthume de l'ordre de la valeur militaire, avec épées et couronne de lauriers. Ce qui signifie concrètement que vous avez droit à des bonus sociaux. Mes enfants, quand j'en aurai, seront pupilles de la nation: ils auront d'emblée une bourse pour préparer le concours à l'ENA. Si la garce avait su! Elle va s'en mordre les doigts. Pour lui enfoncer le dépit sous l'ongle du gros orteil et lui faire regretter certains ornements de ma personne, vous pouvez lui transmettre mon nouveau cri de guerre:

Saint Nicolas dans son cercueil

Bandait encore avec orgueil

u-u-u i-i-i i-i-i

Avec son âme en arc de cercle

Il soulevait même le couvercle

…u… i… u… i… grrrzzz

La légion s'en va, oui s'en va. »

Fitoussi tourne les boutons de la machine. L'écran reste vide. Il note dans le registre:

«Le caporal Guillemot ne répondant plus à diverses sollicitations électromagnétiques, il a été décidé de procéder à un dernier stimulus mécanique, appliqué à l'aide d'une aiguille sur le nerf rachidien. Cette opération n'ayant pas donné de réponse satisfaisante, le recours à la pastille orange ne pouvait plus être différé.»

Les carottes

M. Dujardin regardait sans trop y croire la femme qui se faufilait dans le potager. Elle s'approchait à petits pas, sautait les flaques, contournant les buissons, sa frêle silhouette glissait sur la gadoue sans jamais dévier. La grande pancarte «Propriété privée» ne la retarda pas une seconde.

M. Dujardin fit semblant de se pencher sur ses carottes. Surtout avoir l'air occupé. Ce n'était peut-être qu'une voisine. D'ailleurs elle était mal habillée, très pauvre dans sa petite blouse en vichy d'un autre âge. Une péquenaude. Ce ne pouvait être qu'une voisine. Qui d'autre?

Elle se planta au-dessus de lui. Il ne disait rien. Elle hésitait. «Elle va peut-être repartir», se dit-il. Et aussi: «Je ne pensais pas qu'on me trouverait aussi vite.» Il le sentait avec sa nuque pleine de cheveux blancs.

– Colonel Dujardin? demanda la femme. Il se décourba.

– Vous faites erreur, ma bonne dame.

– Mon colonel, insista la femme en le regardant avec des yeux pleins de squames.

Il maudit sa charpente d'officier supérieur, ce port de la colonne vertébrale qui le faisait ressembler à un monument malgré sa petite taille. Comment avait-il pu croire qu'il passerait inaperçu au village? Lui, si piètre comédien. Il avait trop fait pour la patrie pour s'en défaire facilement. Sa poitrine militaire avait dû attirer les regards. Pourtant il avait fait attention à choisir un coin perdu, éloigné des grands axes bureaucratiques, mal desservi par les services publics, relativement peu concerné par la guerre, où les gens étaient globalement indifférents à tout sauf à la météo…

Fallait croire que la bêtise des autres était un piètre bouclier. «Ils sont plus zélés à traquer le pauvre type sans défense qu'à garder leur pays contre l'engeance», pensait-il. De sa pelle-bêche, il remuait la terre de France avec amertume.

La femme l'attrapait par l'avant-bras. Ses doigts étaient froids et visqueux, on aurait dit une bouteille atteinte de gangrène, et il ne put retenir un mouvement de répulsion.

– Lâchez-moi, madame, non mais.

– N'ayez pas peur, mon colonel, je ne dirai rien.

Il enjamba les petits pois, se mit à exterminer une herbe qui n'avait rien de méchant. Un ver de terre se tortilla contre son doigt. Alors la femme chuchota:

– Vous pouvez me croire, mon colonel. Mon fils était au 8e RTM. Meilleur élément. Il est mort au combat.

Le petit colonel planta la pelle-bêche qui se cogna à un caillou. Il examina la femme attentivement.

– Guillemot, dit-il finalement. Caporal Guillemot, de la 3e section.

– On l'appelait Wolf, souffla la femme.

– Venez, dit le colonel. Vous prendrez bien une framboise.

Ils contournèrent le potager. Le colonel essuya les vieilles bottes et poussa la porte branlante du chez-soi.

Il installa la femme dans un fauteuil troué. Sur la table rustique de son intérieur de pauvre il posa deux verres rongés par les traces de doigts.

– Faites comme chez vous, dit-il en fouillant dans les bouteilles.