Выбрать главу

Un papier tue-mouches déroulait sa spirale jaune et noire.

La framboise péta énergiquement. Le colonel s'en versa un pouce. La femme fit «non, pas trop» du menton. Le colonel se comprima et absorba la substance.

– À la France éternelle!

Il resta stoïque à savourer le tord-boyaux.

– Tudieu ce qu'on leur a mis à Miami, dit-il enfin, le regard perdu dans de vagues strates de buée temporelle. Ils fuyaient comme des criminels. On progressait de cinquante kilomètres par jour. Et quand on a eu l'idée de couper leurs lignes de commandement. Ha! Connais tes faiblesses, disait Sun Tzu, elles sont aussi capitales que tes forces.

Il attrapa un pot de cornichons.

– Mon colonel, dit la femme, vous aviez l'air de bien connaître mon fiston, et justement je me suis dit…

– Le secret du commandement, ma petite dame, c'est de s'intéresser aux hommes. Tous les chefs d'entreprise vous le diront. Vous pouvez être totalement incompétent mais si vous connaissez le prénom du larbin qui balaye votre bureau, vous serez aimé au-delà de vos espérances. On vous suivra sans rechigner, on mourra pour vous. N'oubliez pas de dire bonjour le matin, surtout. C'est le détail qui tue.

La femme écoutait poliment.

– Mon petit Wolf est mort dans des conditions bien difficiles, dit-elle.

– Beaucoup de valeureux garçons sont morts pour une certaine idée de la France, madame Guillemot. C'était, comme on dit, une glorieuse défaite. Comme Waterloo, comme Dien Bien Phu. Le pays va s'en servir pour se ressourcer.

Le colonel mordit un cornichon à la cheville.

– Ah, si seulement on avait eu les moyens, poursuivit-il en penchant son torse cylindrique par-dessus la table et en baissant la voix. Avec les pertes qu'on a eues, c'est pas concevable, je vais vous dire, il aurait suffi de rien du tout, qu'on mette les pertes en rang et qu'on avance dans la bonne direction en rasant tout sur notre passage, juste ça, c'est pas énorme, on l'avait, cette guerre, je vous le dis, avec honneurs et galons. Au lieu de ça, les types de là-haut (le colonel pointa son doigt vers le papier tue-mouche), les politiciens complaisants ont voulu fignoler, et vas-y que je négocie avec les dollars. La peur de l'opinion, voilà ce qui nous a fait perdre. Sans oublier les bonbons.

Il frotta le pouce et l'index.

La femme fit «oui» du menton. Elle pensait à tous les profiteurs de la guerre qui se sont enrichis sur le sang de son fils.

– Combines et compagnie! s'emporta le colonel. On s'est fait acheter en bloc. Ils ont mis le prix qu'il fallait. Leurs banques ont des racines partout. Le dollar est dans l'air qu'on respire. Soulève la pierre, il est sous la pierre. Fends l'arbre, il est dans l'arbre.

La femme se signa.

– Ils nous ont bien eus! tapa le colonel. Pendant qu'on se battait, le commandement négociait avec les Rockefeller. On a été manipulés. La mobilisation générale n'a pas eu lieu. On nous l'avait promis, pourtant. Faites le premier effort, qu'ils nous avaient dit, montrez au peuple que les soldats français sont capables de prendre pied chez les dollars, infligez-leur des baffes et l'on pourra décréter la mobilisation de tout le pays. Tu parles, dès nos premiers échecs, les pas de deux ont commencé en sourdine. Ce char Leclerc de malheur, à un million d'euros pièce, qui ne résiste pas à de la petite mitraille, ah! dès ce foutu char, madame Guillemot, les politiciens ont commencé à flirter avec l'ennemi. La paix s'est faite sur notre dos. On a laissé nos troupes s'enliser. Les dividendes n'ont pas été perdus pour tout le monde, moi je vous le dis. Certains ont fait de bien jolies carrières.

La femme le savait bien. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas vu Stéphanie. Avant, elles se croisaient au Huit-à-huit, surtout le vendredi, jour d'arrivage des œufs et de la margarine. Fallait croire que la femme d'un ministre fréquentait d'autres distributeurs. Les cartes de rationnement n'étaient pas pour ces garces.

– Ah, je ne dis pas qu'on a tout perdu. Les dollars prendront des pincettes, désormais. Ils savent que l'on peut être dangereux. Ils feront semblant de s'extasier sur quelques figures emblématiques de la culture française, François Truffaut, Mireille Mathieu, Charles Aznavour, pour ne citer que les valeurs sûres. La flatterie, ma brave dame. Il n'y a rien qui marche autant sur un Français. Qu'on nous fasse croire que nos petites compresses culturelles sont admirées dans le monde et nous voilà enfarinés! Mais ça ne changera rien sur le fond. La culture dollar contrôlera tout clandestinement. Votre fils est mort pour rien. Ah, vous faites bien de chialer, ça soulage. Moi, je suis à sec depuis longtemps, réduit à me planquer comme un criminel de guerre, car ils nous ont fait porter le chapeau de leurs bassesses. La loi Dubosc, une loi scélérate, votée en catimini par des technocrates…

Le colonel était debout, dans toute sa splendeur d'homme de guerre en colère.

– Alors, justement, mon colonel, ce qu'on dit, les tortures, les mots horribles, c'est pas vrai?

Il hésita entre la pitié qui lui commandait de mentir et son pragmatisme de soldat droit dans ses bottes.

Comme le crépuscule se faisait sombre, il tourna l'interrupteur en porcelaine. L'ampoule de quarante watts grésilla en projetant des bouts de lumière sur le visage jaunâtre de la femme. Au bout de quelques instants de déséquilibre, le filament capitula face aux ténèbres.

– Bon sang! jura le colonel. Je vous demande pardon. C'était la dernière ampoule qui me restait.

Il fouillait un tiroir à la recherche de bougies.

– Jamais, madame, jamais un soldat de la République. Nous ne sommes pas de la race de ceux qui commettent des bêtises de guerre.

Laissez ça aux dollars et consorts. L'éthique du soldat Français l'en empêche fondamentalement. À la base, on a été conçus différemment. Jamais par exemple on ne profiterait d'une femme en détresse. Le Serbe, oui. Le Russe, oui. Le Français, non. Là où un dollar sort sa grosse, hum, enfin vous comprenez, un soldat français est immaculé comme un ange. On est du genre à tendre l'autre joue.

La femme le regardait avec reconnaissance.

– Merci, mon colonel, vous m'enlevez un poids de la conscience, parce que vous savez, les voisins, ils aimeraient bien récupérer notre jardin qui donne sur l'avenue du Général-de-Gaulle, alors ils font circuler des ragots peu ragoûtants. Déjà on a salopé notre mur avec de la peinture. Des mots durs, «criminels», «militaristes», «nazillons», vous vous rendez compte, moi, dont l'arrière-arrière-arrière-grand-père a fait Résistance.

– A qui le dites-vous, ma 'tite dame, acquiesça le colonel, ses mains toujours perdues dans le bordel. Moi, toute ma famille a pris le maquis et je ne compte pas le nombre de mes aïeux fusillés par les Allemands. Par douzaines. Quand j'ai un doute sur mon utilité dans ce monde, je pense à leurs exploits proverbiaux, je me sens observé par leurs yeux sans complaisance. Nous au-rons le sublime orgueil, de les venger r'ou de les suiv'reu, comme on dit dans la chanson.

Ils se taisaient pour mieux savourer les liens invisibles et glorieux qui les unissaient à leurs ancêtres.

Enfin, le colonel mit la main sur une lampe à pétrole. Une lumière d'un autre âge éclaira son modeste logis.

– Je ne vais pas vous embêter plus longtemps, dit la femme.

– Ce mt un plaisir, madame. J'ai dû vous sembler un peu bourru tout à l'heure. Je m'en excuse. On n'est jamais trop prudent, vous savez. D'ici qu'on nous goudronne publiquement, ce ne sont pas nos chers parents qui seront contents.

– On est tous dans le même bateau, dit la femme.

Le colonel la raccompagna vers la porte branlante.

– Il faut pousser, enfin pas trop fort, hop, elle s'ouvre toute seule.

– Merci, mon colonel, dit la femme sur le pas de la porte. Vous avez donné un calmant au cœur blessé d'une pauvre mère.

– J'aurais tant voulu en faire plus, dit le colonel. Hélas, les dollars nous ont possédés. Pour cette fois. Car sonnera l'heure de la revanche, j'en suis persuadé. Les trompettes joueront l'hymne à la joie. Les salopards ne perdent rien pour attendre.

La femme serra son avant-bras. Elle ne paraissait plus repoussante du tout. Le colonel l'embrassa sur le front.

– Allez, ma brave dame. Soyez courageuse. Nos enfants ne le verront peut-être pas, ni les enfants de nos enfants, mais à la troisième génération, on redressera l'échiné, je vous le promets. On ne fait pas tourner la France en bourrique éternellement. Les dollars vont avoir une surprise. On va tirer les leçons de nos défaites. On n'a pas été assez rapides? On a été trop mous moralement? trop gentils à leur chanter du Maurice Chevalier et du Bobby Lapointe?… Ça va changer. Vous ne me croyez pas?… Laissez-moi vous dire un petit truc. Approchez… Nuke-nuke, le petit blaireau. Si vous voyez ce que je veux dire. La France est une puissance nucléaire. Il n'y a pas que le Pakistan ou la Corée du Nord. Mais chut.

Le colonel plaça l'index sur les lèvres de la femme. Une lumière joyeuse dansait dans ses yeux qui avaient fait l'Ecole de Guerre.

– Prenez donc quelques carottes, dit-il.

La femme s'éloigna à travers le potager. Les pousses de fenouil caressaient ses mollets. Elle était presque heureuse, comme si elle l'avait sur elle, sous sa petite blouse vichy, cette bombe tant désirée, une bombe bien pratique qui liquiderait la populace tout en conservant intactes les infrastructures, sa petite maison et le portrait de son fils orné d'un bandeau noir.

Le soir, elle fit une soupe aux légumes.

Après une brillante carrière au ministère des Affaires étrangères, Jean-Ramsès Dubosc prit une retraite anticipée et se consacra à l'écriture pour la jeunesse. Son célèbre recueil Mille et une histoires d'oncle Guillaume est considéré comme un classique par des millions de mamans dans le monde.

Sa femme Stéphanie mourut en couches dans sa trente-troisième année.

Sur la place centrale du village, le monument aux morts fut complété par Wolf Guillemot, classé sous la rubrique «Guerre d'Algérie» car on n'avait pas le cœur à ouvrir un nouveau chapitre. Les jours de grand soleil, un lézard venait se chauffer dans les creux de son nom.