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Palissy s'acharne: "Le sénateur Connally?

– Lui, on l'a tiré pour de vrai, pour rendre l'affaire plus crédible et éliminer un témoin qui aurait pu parler. D'où le deuxième tireur, qui était en fait le seul, planqué dans les buissons le long de la route."

Et ainsi de suite. À chaque question désespérée de Palissy, le monstre a une explication qu'il assène avec un naturel désarmant. Le sang sur les sièges et le bout de cerveau? Une poche de sang percée au bon moment et un peu de cervelle d'agneau. Les traces de poudre sur les doigts d'Os-wald? Résultats truqués au laboratoire. Le cercueil couvert du drapeau officiel? On y a mis un cadavre de clochard trouvé à la morgue.

"Mais pourquoi? s'écrie Palissy. Pourquoi ce mensonge du siècle?" Et l'autre répond, imperturbable: "Lee Oswald était un dangereux communiste. J'ai servi ma patrie. Et, pour vous parler franchement, Jackie commençait à me courir. J'avais d'autres ambitions sentimentales que ce mariage arrangé."

Là-dessus, il prend congé. Palissy reste en plan, le ventre calé par les incroyables révélations, les pensées en tire-bouchon, ne sachant qu'entreprendre… Et… Et… Non, je refuse de continuer de la sorte! Ce sinistre individu me dérange!»

Oncle Guillaume désigna Abe du menton et s'enferma dans un air maussade.

«Voyons, onc' Guillaume, plaida le patron, il n'a rien dit, l'Abe, tu penses bien, je l'ai à l'oeil.

– Rien dit ou pas, c'est pas le propos, il n'en pense pas moins et ça se voit… Regardez-moi cette face de morue. Je connais sa nature perfide, faut pas me raconter des salades,»

Oncle Abe se taisait, confus.

«Vous voyez, il ne dit rien! explosa oncle Guillaume. C'est un comble alors! Je refuse!

– M'enfin, onc' Guillaume, tenta le patron.

– Tu es de son côté, hein? Tu ne sens peut-être pas ses fluides négatifs, toi, mais moi ça nie dérange. Je vois d'ici qu'il ne croit pas un mot de ce que je raconte.»

Le patron se planta devant Abe.

«C'est-y vrai ce que dit onc Guillaume?»

Oncle Abe se leva en silence et se dirigea vers la porte. Au passage, Wolf et moi lui plantâmes mille poignards imaginaires dans le dos. «Regarde-moi cette 'tite bite», dit Wolf et l'on ricana en sourdine.

Quand la sérénité revint, aidée par le patron qui offrit une tournée à tout le monde, on voulut connaître la suite. Oncle Guillaume se renversa dans la chaise. Dans sa moustache argentée, on vit jouer des reflets de bonheur.

«Le soir même, Palissy se met à écrire frénétiquement. Il note les incroyables révélations que l'on avait voulu cacher au monde. Son stylo plume puise d'indignation. "Je le savais, répète-t-il pendant que la sournoise manipulation est couchée noir sur blanc. J'ai toujours dit qu'il y avait anguille sous roche dans cette histoire des Kennedy. Les forces du mal ont encore embobiné la planète."

Des jours passent. Palissy sent qu'il a un volcan entre les mains. Il lui reste quelques points à vérifier, des précisions sur tel ou tel aspect du récit. Il voudrait aussi pouvoir photographier Kennedy, voire négocier une exclusivité. On doit pouvoir le convaincre, s'imagine-t-il.

Quand il retourne à la cité de la Prospérité, il n'y a pas plus de Kennedy que de crédit fiscal. L'appartement vient d'être reloué. C'est maintenant un couple de Chinois à précarité modérée qui l'occupe. Ils montrent à Palissy un papier de la mairie où on leur octroie l'appartement dont le locataire précédent, Ben Saïd Jamel, a libéré les lieux. Un coup de madame Caumartin, sans doute. Mais pourquoi Jamel? - ça il reste pantois. C'est John qu'il s'appelait, John Fitzgerald. Les Chinetoques le regardent avec leurs yeux de porcelaine. «Où est-il allé?» demande-t-il. Les autres font meuh, meuh: ils ne comprennent rien. L'oiseau s'est envolé. Sur le continent, peut-être. Loin de notre île pour ne plus risquer de se faire repérer. Peut-être – ce n'est pas impossible – est-il retourné dans son pays d'origine. Bon débarras!

Palissy a bien essayé ensuite de vendre son manuscrit à un éditeur, mais personne ne le croyait. Et ceux qui le croyaient ne le publiaient pas quand même – une sorte d'omerta. Je suppose qu'ils ont reçu des consignes très strictes de la part de leurs actionnaires, ces fonds de pension qui contrôlent des pans entiers de notre économie. "C'est passionnant, lui disaient-ils, mais on ne peut rien pour vous. Revenez dans dix ans."

L'année suivante, feu M. le maire est décédé dans un accident automobile dans des circonstances qui n'ont pas encore été entièrement élucidées.»

La dernière phrase résonna à nos oreilles avec son cortège de spectres menaçants. Oncle Guillaume vida son verre. Son rot, habilement étouffé par la moustache, nous fit comprendre que l'histoire était terminée. Alors Wolf rota à son tour, par mimétisme d'adolescent, et l'on eût dit que l'âme maudite du trente-cinquième président s'était échappée de ses entrailles. Ensuite on resta silencieux à regarder nos verres vides.

Le remplaceur

«Est-ce que le remplaceur ça vous dit quelque chose?» demanda oncle Guillaume en s'installant au guéridon.

Son trench-coat élimé transpirait des gouttes de crachat. Il nous apportait la fraîcheur du dehors. Notre île n'a pas de climat, c'est son seul défaut, on dirait un frigidaire qui fuit, c'est très humide, surtout l'hiver, humide et venteux. Le souffle mauvais de l'Atlantique, je l'ai remarqué maintes fois, a le don de traverser n'importe quel cuir. Parfois on dirait qu'il en veut à notre âme.

Autour de l'oncle Guillaume, les habitués du bistrot rassemblèrent les bruits de chaise,

«Je vois que vous ne connaissez pas le remplaceur. Tant mieux, tant mieux. Encore que, méfiance, peut-être le connaissez-vous sans vous en rendre compte. Le remplaceur est malin, le remplaceur est sournois, certains pensent qu'il est le diable lui-même. J'ai dîné hier avec un journaliste de mes relations qui a mené une enquête sur les méfaits du remplaceur, plusieurs mois de pistage sur le terrain, à rencontrer des indics, à suivre les rumeurs – même cet homme chevronné n'est pas certain de reconnaître le remplaceur s'il venait à le croiser. Car le remplaceur est polymorphe. Il s'adapte à son interlocuteur comme l'eau épouse la carafe: c'est vous dire s'il est puissant.

Certains confondent le remplaceur et le collectionneur. Ah, je vois des regards qui s'allument. Le collectionneur, c'est le type qui achète notre patrimoine, les bibelots, les tableaux, les livres par bibliothèques entières, les châteaux, et qui les exporte ensuite par-delà l'océan, loin de nous, pour peupler ses très riches heures de loisir et se construire un passé en pillant le nôtre. On en aurait, des histoires à raconter sur ce requin-là. Comment il n'a pas hésité à payer un million d'euros à la famille Duchêne pour acheter leur maison, intégralement, y compris la poussière du grenier et les piles de linge sale, pour la faire transporter en l'état dans un musée de l'Arkansas, où elle est exhibée aujourd'hui sous une cloche de verre, comme dans un zoo. Ou celle d'une femme richissime de la côte ouest qui s'est cousu une robe avec des originaux des lettres inédites de Proust. Ou comment, avec la complicité de certains fonctionnaires véreux, on s'infiltre dans les musées pour voler nos œuvres les plus célèbres qu'on remplace par des copies. Notre antiquaire de la place des Lilas peut vous en raconter un rayon sur les collections pillées qu'il a repérées lors de son voyage là-bas. La Joconde, la vraie, est à Las Vegas depuis longtemps.

Eh oui, mesdames, faites expertiser vos porcelaines de Limoges, vos armoires provençales, vos dentelles d'Alsace, vous verrez, plus de la moitié sont des faux fabriqués là-bas, que dis-je "la moitié", les trois quarts, oui, les neuf dixièmes. Peut-être est-il déjà trop tard. C'est la totalité de notre patrimoine qui aurait été détournée en douce depuis les siècles que dure le commerce. Il y a des faux indétectables.»

Un vent de réprobation souffla dans le bistrot, ponctué de oh! et de ah! Moi, je songeais à ma collection de timbres. J'avais acquis récemment quelques Merson, quelques Sage, un pont du Gard. Je les avais échangés à un type de la cité des Bleuets contre six cuillères en argent, volées à notre service familial qui dormait dans le buffet de grand-mère. Le type m'avait semblé un peu louche, mais bon, peut-être l'étais-je moi aussi., à ses yeux. Les paroles d'oncle Guillaume, cependant, jetaient un tout autre éclairage sur la transaction. Mes timbres devaient être faux, je m'étais fait rouler. Je me sentis un peu mal, comme barbouillé. Je jetais à la ronde des regards de poisson échoué, quand une pensée me sauva: les cuillères devaient être fausses, elles aussi. Il n'y avait pas de raison qu'elles ne le fussent pas. Faux contre faux, on était quittes.

Oncle Guillaume observa les chuchotements paniques:

«Vous ferez vos calculs tout à l'heure. Laissez-moi finir cette histoire car il y a plus grave que le collectionneur, bien plus grave. Après tout, tableaux, vaisselle, châteaux ne sont que biens matériels. Le remplaceur, lui, remplace la langue. Son objectif est de nous faire oublier nos mots français bien de chez nous, de les remplacer par des mots fantoches venus de là-bas. À chaque fois que l'un d'entre nous dit "t'as un drôle de look" ou "j'ai besoin d'un coach pour m'entraîner" ou "le briefing a lieu à dix-sept heures" ou "ça va booster le boulot" ou même "le temps sera maussade ce week-end", le remplaceur se frotte les mains, il marque des points. Ce qu'il voudrait c'est anéantir notre langue (comme toutes les autres langues d'ailleurs), pour que ne subsiste qu'un seul dialecte dans le monde, son dialecte à lui. Ainsi lui et ceux qui l'emploient pourront-ils nous contrôler de l'intérieur. Songez seulement: avoir le monopole de la langue, quel rêve pour une puissance qui conspire à dominer le monde! Au commencement était le verbe, nous dit-on, la fin aussi sera régie par le verbe, et ce verbe sera le cheval de Troie pour nous lobotomiser.»

Je vis que Wolf ne suivait pas très bien alors je lui expliquai à voix basse: