«La langue est une règle du jeu. Celui qui parvient à imposer ses règles finit par gagner la partie, c'est mathématique.
– Cool!» répondit Wolf.
Je ne pus m'empêcher de savourer l'emprise que j'avais sur mon jeune camarade. Le paradoxe voulait qu'il fût beaucoup plus musclé que moi, malgré ses douze ans, mais il ne s'en rendait pas compte, le benêt. On était entré dans un âge où la supériorité intellectuelle permettait de brouiller bien des cartes.
Quand je revins à nos moutons dans la moustache d'oncle Guillaume, j'entendis des questions pleines d'inquiétude suave:
«Comment pouvons-nous nous défendre, oncle Guillaume? A-t-on des indices pour reconnaître le remplaceur?»
Oncle Guillaume sourit mystérieusement.
«Le remplaceur est très gentil, trop peut-être. Il aime rendre service. Il est prévenant avec les dames. Il met un point d'honneur à dire bonjour. Il n'est jamais à court de conversation. Avec l'amateur de sport, il parlera du Tour de l'île. Avec le prof, il parlera réforme de l'Éducation nationale et absentéisme. À chacun il donnera sa conversation. Notre île comptant des dizaines d'ethnies, il sera au diapason de chacune, veillant à flatter son client, riant à ses blagues, le cajolant dans le sens de ses complexes, le tout, remarquez-le, dans un français impeccable, trop peut-être. Le remplacement s'effectue sans que la victime s'aperçoive de rien. Un mot par-ci, une expression par-là. Sans jamais forcer. C'est comme de l'hypnose. Le tout dans la bonne humeur. Un, deux, trois, hop là!, la victime se met à employer le mot corrompu sans même s'en rendre compte. Trois, deux, un, hop là!, le voilà qui le transmet à ses camarades, comme on transmet un virus. Le remplaceur sourit en coin et s'éloigne en se frottant les mains. Encore un instant et il disparaît dans la foule.
Maintenant j'aimerais attirer votre attention sur un aspect du remplaceur qui m'a été expressément souligné par mon ami journaliste.»
Oncle Guillaume se tut soudain. Son regard parcourut le bistrot en s'attardant sur les coins sombres. Il cherchait quelqu'un.
Je pensai aussitôt à l'oncle Abe, le gêneur gluant. Oncle Guillaume avait besoin de toute sa sérénité pour poursuivre une partie délicate du récit sans être dérangé par des déclarations intempestives.
Il pouvait être tranquille. Tôt ce matin, oncle Abe était passé chez nous pour emprunter la tondeuse et une rallonge. Mon père ne lui parla pas trop gentiment. Ils eurent même une sorte d'explication. Je jouais dans le jardin à envoyer une balle contre un mur, quand j'entendis la voix forte de mon père: «Je te conseille d'éviter le bistrot, je te le conseille vivement, si tu vois ce que je veux dire.» En retour, oncle Abe murmurait des phrases que je n'entendais pas, puis de nouveau mon père: «Je ne réponds de rien si tu cherches la provocation, et j'ajouterai que je serai ravi de me joindre aux autres pour te mettre à la porte.» C'était sympa de le prévenir aussi clairement. Il aurait pu ne rien lui dire pour se payer sa tête le moment venu – c'est ce que j'aurais fait à sa place -, mais il était comme ça, mon père, il n'aimait tant que la droiture des opinions, pas retors pour deux ronds. Oncle Abe insistait. Il ondulait en quatre comme un cobra. En tendant l'oreille, j'entendis des niaiseries par lesquelles il comptait endormir notre vigilance: «j'aime tellement l'ambiance du bistrot cependant», «j'apprécie la France mais», «différentes opinions sont possibles», etc. Heureusement, mon père resta inflexible: «Ton opinion n'est pas différente, elle est tout simplement fausse et de mauvaise foi. Je ne suis pas né du dernier recensement. Quant à la tondeuse., tu peux la prendre, mais tu ne montres pas ton nez au bistrot, c'est clair?» Oncle Abe s'éloigna en traînant sa dégaine de faux cul. La rallonge rouge pendait mollement à son avant-bras, on aurait dit la queue d'un diablotin minable. «Gaffe à pas me l'abîmer, hein! » lui cria encore mon père. Ainsi on s'en était débarrassé.
Satisfait par son inspection, oncle Guillaume poursuivit:
«Je voulais vous parler de la cible préférée du remplaceur. Tout comme l'hyène cherche dans un troupeau d'antilopes l'animal blessé ou malade pour s'attaquer à lui en premier, le remplaceur va s'en prendre au plus vulnérable d'entre nous, à savoir l'adolescent.»
Il nous regarda, Wolf et moi, et je me sentis très mal à l'aise.
«En ce sens, le remplaceur est comparable au marchand de cigarettes. Il va pincer les mêmes cordes. L'envie de transgression qui ronge nos têtes de linottes, le désir de se fondre dans un groupe social, la pulsion quasi sexuelle de sentir entre ses lèvres un objet inconnu – le mot de là-bas. Nos ados sont influençables comme du papier buvard. Parfois, je me promène en banlieue, je ne saisis pas ce français que j'entends, défiguré, travesti, maltraité par des mots… que je ne répéterai pas ici.»
Sans comprendre ce qui m'arrivait, je me levai soudain et criai:
«Oncle Guillaume! Wolf, il dit tout le temps cool. C'est une espèce de mot fétiche. Cool., cool., cool! »
Tous les regards convergèrent vers nous. Je sentis Wolf à mes côtés qui devenait plus petit qu'un vermisseau.
«C'est vrai, Wolf?» demanda oncle Guillaume sévèrement.
Wolf murmura des excuses inintelligibles. «C'est grave, mon jeune ami. Tu fais le jeu du système, tu fais progresser le remplaceur. Tu mets tes doigts dans un engrenage maudit. Laisse-moi te raconter une histoire qui est arrivée au fils de ma voisine. Patrice était un enfant comme toi, très vif, ouvert sur les autres. Il adorait le basket. Il aimait accompagner sa mère au marché. À la sortie du lycée, dans une bande de jeunes, il a dû tomber sur le remplaceur qui l'avait repéré. Et voilà notre Patrice qui se met à dire des horreurs comme – je m'excuse – groove, rave ou hit. De là, une alchimie étrange s'opère dans sa tête. Ces premiers mots dégénérés en contaminent d'autres, puis d'autres, puis d'autres. Sa langue s'effrite en quelques jours. C'est l'embrouillamini. Parfois il nous cause, on ne comprend rien. On dirait qu'il avale toutes les consonnes, mais ce n'est pas le cas, ce serait trop simple. Au bout d'une semaine, il se met à jurer avec des mots étrangers. Il part après les cours traîner avec les copains. Il ne pense pas à prévenir sa mère et il rentre tard dans la nuit. Elle apprend qu'il joue à des jeux informatiques ultra violents et quand elle essaie de le gronder, il lui répond en baragouinant des… pardonnez-moi, je suis obligé…»
Oncle Guillaume fouilla dans ses poches et sortit une antisèche qu'il lut en détachant chaque mot:
«Patch, service pack, cheat codes, download, ass-prick, etc., j'en ai un tas. Bon, je ne vous traduis pas, hein, j'en suis bien incapable. Ce que je sais, en revanche, c'est que les notes de Patrice s'en ressentent, vous vous imaginez, surtout en français. Un mois plus tard, il parle un charabia qui met tout le monde mal à l'aise. Maintenant ce sont des phrases entières qui sortent toutes cramoisies de sa bouche. Sa mère consulte un spécialiste du langage qui lui confirme ce que l'on soupçonnait dans le voisinage: son fils ne parle plus français mais un jargon venu de là-bas. La mère fait son possible, elle essaye de communiquer tout le temps mais il s'enferme dans sa chambre et refuse d'aller avec elle au marché. On dirait une malédiction, comme ces princesses qui se mettent à cracher crapauds et limaces. Elle pleure, la mère, elle en parle au père qui décide de lui faire passer la connerie par une bonne dérouillée. Patrice reçoit donc une explication virile, mais il est trop tard. Le processus de dégénérescence est enclenché. Un mois passe, il est exclu du club de basket. Puis c'est le lycée qui le renvoie. Enfin est venu le moment pénible où il se coupe définitivement de sa famille. Sa mère lui cause, elle le supplie de prendre un dictionnaire, et il la regarde avec des yeux transparents qui font peur, on voit qu'il essaye de comprendre mais il y a entre eux comme une barrière infranchissable. Il a oublié sa langue maternelle. On a été obligé de le mettre dans un établissement spécialisé.»
Une tristesse humide planait sur l'assistance. Wolf était livide comme si on lui avait montré un poumon de fumeur.
Oncle Guillaume ne s'attarda pas. Il enfila son imperméable, salua l'assistance et sortit. On se dispersa en silence.
Dehors, Wolf refusa de me parler. «Cafteur, va», ronchonnait-il. Je le suivais en essayant de minimiser l'incident. «T'es le plus jeune du bistrot, dis-je, ne le prends pas mal, mais il fallait que l'oncle Guillaume trouve un relais dans son récit. Tu as permis d'illustrer son propos. Ne t'avais-je pas dit qu'il fallait faire attention à tes expressions?» Mais il faisait des gestes brusques comme s'il allait me frapper et je pris note de la consistance terrible de ses paluches. Alors je changeai de tactique et plaidai coupable. «D'accord, dis-je, je me suis conduit comme une salope, mais il n'y a pas eu mort d'homme et regarde ce que je te propose pour me faire pardonner.» Je lui donnai alors des codes secrets pour acquérir de nouvelles armes dans un jeu en réseau que l'on aimait particulièrement.
«Ouah, t'es trop fort, se dérida-t-il. Je vais progresser au cinquième niveau.
– Sûrement, sûrement», dis-je en le tapotant sur sa lourde épaule.
Pauvre bulldozer! Nouvelles armes ou pas, j'avais omis de lui expliquer plusieurs astuces fatales qui le bloqueraient jusqu'au découragement.
J'en rigolai tout seul en rentrant chez moi. Décidément, me disais-je, il en sera toujours ainsi de tous les Wolf du monde. Stupides et conformistes, ils forment cette masse que l'on appelle «économie» en temps de paix et «viande à canon» en temps de guerre. Ils sont indispensables au règne des cérébraux car ils forment le corps spongieux de l'État, et même ses globules rouges, larbins dans l'âme, qui font que les trains roulent et les bouteilles d'eau arrivent dans les supermarchés. Peut-être, supputais-je, leur existence de ruminants a-t-elle été voulue par Dieu pour former ce matelas toujours prêt à amortir les coups que la vie nous assène à nous, les élites. Je m'endormis sur ces pensées agréables.
Le grand magasin
Le jeune docteur Soubise ajusta sa cravate et se faufila dans le cercle des intimes: