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«Onc' Guillaume, connais-tu des gens qui y sont allés, je veux dire là-bas?»

Oncle Guillaume le soupesa du regard, imité aussitôt par nous autres. Le docteur avait les bras de chemise un peu passés de mode, un sourire en stage de perfectionnement, cette subtile humilité dans le louvoiement qui consistait à singer nos manières de boire ou de jouer au flipper. On n'aimait pas tellement les nouveaux venus, surtout de ce genre.

Sa question, cependant, était pertinente. On découvrait un jeune avide de connaissances, à la curiosité aiguisée, sa sincérité à fleur de peau se manifestant ça et là par des boutons de fièvre.

«Toi, le jeune, tu me fais penser à une histoire, une bien étrange histoire», dit finalement oncle Guillaume, et sa moustache invita le docteur Sou-bise à s'asseoir.

On lui fit une petite place. Il s'incrusta donc parmi nous, tout content de son obole de bière, les coudes du costume posés sur les genoux, les yeux vissés à l'oncle Guillaume. On l'aurait fait participer à la Cène, il n'aurait pas été moins fier. Et nous, bah, on l'adopta aussitôt.

«L'aventure est arrivée à Nicole au cours d'un voyage organisé. Il faut dire qu'elle avait des points par son comité d'entreprise, et vous savez sûrement, jeune homme, que les comités d'entreprise se plient en quatre pour proposer des voyages à des prix imbattables vers toutes sortes de régions exotiques, Syrie, Soudan, Malaisie et j'en passe. Ils diffusent même à leurs adhérents des alertes par courrier électronique quand de nouvelles opportunités se présentent.

Un jour, Nicole reçoit une proposition pour… là-bas. San Francisco, plus précisément. En principe, ce n'est pas le pays dont elle rêve, Nicole, on en est loin. Pourtant elle accepte. Est-ce par réaction contre ses parents ou traverse-t-elle une mauvaise passe avec son copain d'alors, je ne sais pas, mais elle se décide sur un coup de tête: ce sera là-bas et rien à faire. Ses copines de bureau la croient un peu folle: ce n'est pas pour lui déplaire non plus. Toujours anticonformiste, Nicole, un sacré caractère. Plus on la dissuade, plus elle se braque. Voyant qu'elles n'y pourront rien changer, les copines s'empressent de lui glisser une liste de produits à rapporter, principalement des vêtements, des cosmétiques, des trucs dont elles ont entendu parler par la presse spécialisée dont elles font grand usage. Craignos ou pas, ce sinistre endroit reste un peu le pays de cocagne dans l'imaginaire de ces ânesses.» Oncle Guillaume fit circuler un regard entendu parmi les mâles présents. On échangea quelques lieux communs sur le consumérisme effréné des femmes. De bonne guerre, elles nous rendirent la politesse par des réflexions sur notre légendaire absence de bon sens, le tout baignant dans la bonne humeur campagnarde. Ce pseudo-conflit des sexes dura le temps pour le patron de servir une deuxième tournée. Je notai cependant qu'oncle Guillaume étudiait les coins sombres, comme l'autre jour, quand il cherchait oncle Abe, et, ne le voyant pas, semblait un peu contrarié. Le docteur Soubise, lui, reluquait la poitrine de la patronne. «Bref, où en étais-je? »

Oncle Guillaume montra son envie de reprendre l'histoire et nous nous calmâmes aussitôt.

«Nicole arrive donc à Oakland, banlieue de San Francisco, par un vol Air France, très fière de son initiative et minimisant les dangers. "C'est très exagéré", qu'elle se dit. "Les gens sont impressionnables, tout de même." "Comme si chez nous tout allait pour le mieux." Ce genre de discours, voyez.

Notre Candide commence à dessaouler après l'atterrissage. La réalité toute crue n'est pas une partie de plaisir. Les douaniers de là-bas sont d'une bêtise! d'une arrogance! "Souhaitez-vous la mort de notre président? demandent-ils. Avez-vous déjà commis un attentat?… menti à un détecteur de mensonges?… attrapé le sida?" Les questions stu-pides la font vaciller. Elle répond "non" tant qu'elle peut, Nicole, dans son anglais de fortune. Bon an mal an, on la laisse entrer. Le coup de tampon dans son passeport claque comme une cage que l'on ferme. L'oiseau est pris.

Après l'aéroport, ça se gâte, naturellement. Les dégâts culinaires, la graisse, les excès de calories – ce que l'on sait et dénonce depuis longtemps -, les inégalités sociales, la cherté de la vie, tout ça elle le voit de ses yeux, Nicole. Les mendiants dans les rues, les magasins de ventes d'armes, les condamnés à mort, elle revient sur Terre, notre voyageuse. Autour d'elle, le grouillement de la foule affairée, comme possédée par un démon qui se branle, des gens gigotant des jambes dans tous les sens, courir, courir, courir sans autre but que la course elle-même. Terrifiant. Elle ne sait plus où donner de la tête, elle se dit qu'elle aurait mieux fait de choisir la Birmanie.

Attendez, le pire est à venir. Au milieu d'un quartier populaire d'Oakland, elle tombe sur un grand, un très grand magasin. Tout en verre et acier dépoli, pureté des formes, design superbe, de grandes baies lumineuses aussi transparentes que des larmes de crocodile, et à l'intérieur – des objets par millions, des grandes marques, à des prix défiant toute concurrence. Vêtements, chaussures, lingerie, sacs, cosmétiques, produits ménagers, décoration, arts de la table… Impossible d'en faire la liste complète. Tout est de qualité luxe, tout est à moitié prix, que dis-je, au quart du prix que l'on voit chez nous. Promotions, promotions, promotions. Trois pour le prix d'un!… Une paire d'escarpins offerte pour l'achat d'un costume!… Une remise supplémentaire de 20 % sur tout achat effectué avant 19 heures!… Des clientes ravies traînent des sacs remplis de trésors. Nicole voit un magnifique tailleur bleu qui se balance sur un cintre, là, de l'autre côté de la vitre.

Il y a juste un petit hic. Car Nicole a tôt fait de remarquer qu'il n'y a pas d'entrée dans ce paradis. Une sortie, oui, pas de problème. Une sortie avec un énorme sens interdit affiché dessus et un vigile noir aux lunettes noires qui contrôle les clientes qui sortent et surveille la démarque. Nicole tente de s'infiltrer, le vigile l'arrête aussitôt et lui explique des trucs en anglais qu'elle ne comprend pas. Il a l'air inflexible et il refuse de parler français. Un blocage. Il regarde Nicole sévèrement, avec cette condescendance noire que donnent les lunettes noires. Allez voir ailleurs, qu'il lui dit en substance. On ne veut pas de vous ici.

Mors-moi, dit Nicole. Elle part à la recherche de l'entrée, elle fait le tour du magasin – un paquebot qui occupe une place énorme, à un endroit où l'on aurait pu construire des logements sociaux. Il lui faut un quart d'heure pour revenir à son point de départ sans avoir trouvé la moindre ouverture. C'est à ne rien comprendre. Sans doute a-t-elle été distraite, qu'elle se dit. Elle repart pour un autre tour, cette fois dans l'autre sens, avec à l'arrivée toujours le même résultat: pas d'entrée, point rivet. C'est à pleurer.

D'autant plus qu'elle a repéré à travers la vitre un service de table exceptionnel qui irait tellement bien dans son salon. Et des chaises en rotin, pour sa maison de campagne. Et des valises en cuir, signées d'un expert en valises, pour ses voyages. Et des chapeaux à mettre dans les cheveux. Et un blouson en alpaca qui ferait crever madame Jalouse. Et ainsi de suite, ça fourmille dans les yeux, ça pèse sur le cœur.

Elle tente d'accoster des femmes chargées de paquets: "Dites-moi comment? Par où?" Mais on la regarde de haut: la femme équipée est un loup pour la femme en manque, ou bien c'est encore la conspiration du silence.

Elle tourne autour des baies vitrées comme un papillon qui essaye de sortir, sauf que c'est entrer qu'elle voudrait. Elle se dit que les vitres sont tellement bien faites, en une matière qu'on ne connaît même pas sur notre île, une sorte de cristal intelligent ultramoderne, un système immunitaire qui repérerait les clientes friquées ou ne laisserait entrer que les American Express. Ce qui serait injuste: elle n'est pas une pestiférée, son argent vaut autant que celui des autres. Le droit d'acheter est inscrit dans la constitution, quand bien même on n'est pas des Rothschild. Elle gagne son argent honnêtement et elle a même quelques économies. Pour la troisième fois, elle fait le tour du magasin en promenant sa carte bleue BNP en évidence sur la vitre. En n'oubliant pas non plus de tapoter doucement histoire d'attirer l'attention d'une vendeuse. Elle pense à ces films où le héros tâte un mur apparemment sans issue et finit par glisser son doigt dans quelque mécanisme qui ouvre un passage secret. Son index moite – il fait chaud, elle est nerveuse -laisse une trace d'escargot ivre. On pourrait la suivre comme le petit Poucet.

Ces gesticulations sont en pure perte. Elle revient à son point de départ. Pas tout à fait cependant. Le vigile l'a repérée. Les traces sur la vitre ne lui plaisent pas du tout. Il parle dans un talkie-walkie et prend un air pas commode. Comble de l'humiliation, elle voit son tailleur bleu se faire emballer et disparaître dans le sac d'une cliente. La lopeça sort en portant sur son visage une épaisse couche de bonheur.

Nicole chancelle, s'assied sur le trottoir. Elle est vitrifiée.

Elle reste ainsi quelques longues, très longues minutes. Le service de table, les chaises en rotin, la valise signée, toutes les perles en profitent pour se tirer du magasin accompagnées de femmes chanceuses, le tout pour une bouchée de pain.

Alors elle comprend qu'il faut frapper un grand coup. Que feriez-vous à sa place?»

Pendant que l'on cherchait des réponses, oncle Guillaume fit une nouvelle inspection du bistrot, vers les places du fond, mais toujours pas d'oncle Abe, évidemment. À sa place, moi non plus, je ne serais pas venu.

«Je prendrais une grosse pierre, et bling dans la vitre, dit le patron. Ce truc est un foutage de gueule pour moquer les gens pauvres.

– Bof, dit le facteur. Mauvais plan. Le vigile te démolit, t'as pas le temps de dire liberté, et tu te retrouves au poste dans une prison de chez eux. T'as vu Brubaker? Animal Factory? Bonjour cadeau.

– Le putain de magasin est un attrape-nigaud, jura l'instituteur. On incite la populace à s'aligner sur une doctrine préfabriquée: la domination du secteur marchand. Moi, je dis: c'est tout manipulé.

– Quand je pense que ces pauvres caissières travaillent en trois huit pour assurer une ouverture sans interruption vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et qu'une citoyenne ordinaire ne peut même pas y entrer», s'indignait l'employée de mairie.