Выбрать главу

Le docteur Soubise levait le doigt. Moi, je pensais à notre grand magasin à nous, le Huit-à-huity ouvert de 10 heures à 12 heures 30 et de 14 heures à 18 heures – 16 heures le vendredi, «comme à la Banque de France», disait son gérant en minaudant. Maman m'avait demandé d'y passer pour les radis du soir.

Le docteur leva son doigt plus haut.

«La cravate à petits pois?! interrogea oncle Guillaume.

– Je glisserais discrètement un billet de cent dollars au vigile, dit le docteur en rougissant.

– T'es pas loin, pas loin du tout, le félicita oncle Guillaume, Sauf qu'elle n'a pas une somme pareille sur elle, Nicole. Ni l'habitude de ce genre de compromis avec la morale. Non, ce qu'elle peut offrir se résume à ce que vous savez, et, ma parole, ce n'était pas un vilain brin de fille, surtout dans le temps. Elle sert les dents, ajuste son corsage et part à l'attaque.

Le Noir n'est pas insensible. Nicole est tout miel. Le Noir tripote ses lunettes noires. Nicole lui parle en ondulant du français. Comme le Noir ne comprend rien à la plus belle langue du monde, elle lui dit qu'il est un connard nécessiteux exploité par le système, un pauvre nègre de rien du tout, elle lui dit les pires insultes avec l'intonation d'une fée, et l'autre gobe tellement bien que cela en devient visible dans son pantalon. Il lui fait des gestes explicites, genre suis-moi dans le local de livraison, je te montrerai mes estampes japonaises, et Nicole se laisse faire en se disant que son sublime sacrifice sert une cause plus grande, car elle ne se contentera pas de percer le secret de ce magasin ensorcelé, non, elle écrira un livre, Nicole, où elle dénoncera cette humiliation à l'opinion mondiale, alors rira bien qui rira le dernier.

Quelqu'un a dû lire dans ses pensées: le talkie-walkie du Noir se met à vibrer, il décroche et disparaît de l'écran radar. Il n'est plus avec Nicole, d'autres soucis le préoccupent, le contre-maître vient d'arriver, le train-train du magasin l'absorbe tout entier. D'ailleurs un autre Noir se manifeste, et Nicole comprend que son vigile à elle va être remplacé, il a fini sa journée presse-citron. Maintenant qu'il est libre, il va sûrement l'accoster pour l'emmener dans son bidonville, et – qui sait? – la violer sauvagement sous un toit en tôle ondulée. Elle s'éclipse rapidement.

Pendant quelques heures elle traîne dans Oakland. Puis elle se retrouve à nouveau sur le trottoir face au magasin. Les lampadaires s'allument en toussotant, une lumière au néon éclaire le crépuscule. Dans le cube en verre s'agite la bacchanale marchande. Elle est seule, désespérée. Et là, un type s'approche, une silhouette bizarre, il porte un truc sur le visage, je vous le donne en mille, c'est un masque en bois, la bouche est fendue dans un sourire de crétin, le regard d'un bleu glauque jaillit des yeux plantés très profond, de courts cheveux de caniche défrisé, grisonnants par endroits: George W. Bush, ou plutôt son masque, se tient devant elle.»

Aussitôt nous hurlâmes tous ensemble notre mépris pour ce triste personnage.

«Busherie, busherie! s'exclama le facteur.

– Le roi Ubush est nu! enchérit l'instituteur.

– Eh, mister Bushman, rentre donc dans ta savane!» chantait le patron.

Chacun y allait de sa contrepèterie. Moi, je voulais absolument en placer une moi aussi, alors je criai:

«Babushka, vieille babushka!»

Personne ne fit attention à mon jeu de mots godiche, car au même moment le docteur Soubise déplia ses ailes et nous cloua tous par un:

«Bushenwald!»

On ne pouvait trouver mieux.

Oncle Guillaume le tapota sur le bras et le docteur Soubise savoura ses lauriers dans la considération générale.

«Chapeau, mon garçon, fit oncle Guillaume. Belle vivacité d'esprit. On dirait moi, quand j'avais ton âge. Tout l'inverse de l'autre cé-o-ène – il n'est toujours pas arrivé, dites donc, ça fait deux fois qu'il rate la séance»

Nous comprimes qu'il parlait de l'oncle Abe.

«Si tu y tiens, je vais le chercher», proposa mon père.

Oncle Guillaume haussa les épaules.

«Oaf, pas la peine, juste que j'aurais bien aimé voir sa mauvaise tête. Je donne ma Volvo à couper qu'il aurait douté de la véracité de Nicole, de sa bonne foi, voire de sa santé mentale. La sainte femme! Imaginez la trouille qu'elle a eue, quand le masque de George W. Bush s'est dressé devant elle.

"Qui es-tu? bredouille-t-elle. Pourquoi t'acharnes-tu sur moi?

– Je connais un moyen de te faire entrer, tonne le masque.

– C'est mon désir le plus cher, dit Nicole.

– Alors fais ce que je te dis, et ton vœu sera exaucé."

Elle tremble, elle se demande ce que le masque va lui demander, elle sent qu'elle serait prête à beaucoup de choses pourvu qu'on lui donne la clé de l'énigme.»

Nous étions tous saisis par le suspense lorsque le patron intervint, un peu à contre-pied:

«Attends, onc' Guillaume. Comment peut-elle comprendre ce que dit le masque, puisqu'elle ne cause pas l'anglais?»

Oncle Guillaume s'étouffa.

«Comment?! Tu t'y mets, toi aussi? Non content que le sagouin ne soit pas là, tu veux sa place? Ou tu cherches peut-être à raconter à ta façon?

– Oh non, pas du tout, s'affola le patron, c'est juste tout ça, quoi.

– Tout ça quoi? explosa oncle Guillaume. Tu veux dire quoi par ce "quoi"?

– Euh, s'embrouillait le patron. Euh.» Oncle Guillaume fulminait.

«Ecoutez-moi bien, vous autres, si quelqu'un n'est pas content de l'art et de la manière, il n'a qu'à le dire et je lui laisse la parole!»

On se taisait dans nos verres vides. Le patron recula derrière son comptoir et fit semblant de s'intéresser au fonctionnement de son micro-ondes.

«Alors, personne? demanda oncle Guillaume, et son regard déshabilla notre âme.

– Tu racontes très bien, dit mon père.

– À la bonne heure, bougonna oncle Guillaume quand il se fut rassasié du malaise. Si Nicole comprend ce que lui raconte le masque… mais je me demande pourquoi je m'abaisse à l'expliquer à un public aussi peu imaginatif de là-dedans – si Nicole comprend, c'est que la communication entre eux n'est pas uniquement verbale, hein, incultes péquenauds, ils se sentent mutuellement, c'est l'instinct qui parle, le masque s'adresse directement à son entendement, mais ça, je ne sais pas si c'est suffisant comme explication pour vos petites vies.»

On l'écoutait avec le respect que l'on devait à sa moustache grise, un peu penauds qu'il nous remît à ce point dans les gonds. Il y avait désormais une ombre dans notre ambiance d'écoute festive: oncle Guillaume nous soupçonnait d'incrédulité, et ce soupçon nous pesait. Je songeai à l'oncle Abe. Il nous aurait bien dépannés s'il avait été là pour servir de paratonnerre. Ainsi toute créature, même la plus vile et laide, mérite une place sur notre Terre.

Sans faire de bruit, le patron remplit nos verres et glissa une pièce dans le juke-box. Sous le doux ronronnement de Brassens, oncle Guillaume se détendit un peu.

«Eh oui, dit-il en liquidant son verre – aussitôt rempli comme par magie -, il y a comme cela des phénomènes dans le monde qui sont difficilement analysables en termes matérialistes. On ne peut exclure toutefois que Nicole ait eu une vision, bien excusable compte tenu de son état de fatigue morale. Peu importe. Ce qui est important, en revanche, c'est qu'elle entend une voix qui lui dit:

"Embrasse le Seigneur et ton désir se réalisera."

Elle entend ça, Nicole, mais ce n'est pas le Seigneur que vous croyez. Le masque lui tend un petit drapeau, encadré sur un présentoir à bordure dorée, un vrai petit drapeau de là-bas, de grandes rayures rouges horizontales, comme les barreaux d'une cellule où les étoiles sur fond bleu forment une minuscule fenêtre.

"Juste un baiser", insiste le masque de sa voix rauque comme venue de sous une pyramide.

Nicole approche son visage et voit sur le drapeau de légères traces de gras; les lèvres de ceux qui l'ont précédée.

"Ils sont tous à l'intérieur, maintenant", dit le masque.

C'est effrayant. Nicole comprend qu'elle est face à un sorcier d'une puissance prodigieuse, peut-être même l'incarnation de la force obscure, ce souffle du mal qui dirige tous ces hommes de là-bas et les fait s'affairer au-delà du raisonnable.

Sa tête bourdonne comme mille essaims tandis que ses lèvres avancent, avancent encore, toujours plus près, son corps se tend vers l'infect bout de tissu. Le masque, lui, récite des chapelets où s'entrechoquent des noms de marques, Donna Karan, Estée Lauder, Calvin Klein, Donna Karan, Estée Lauder, Calvin Klein…

Elle est au bord du gouffre. Encore un peu et elle deviendra une esclave de la consommation, une zombie. Soudain… une voiture klaxonne dans l'avenue qui longe le magasin. Nicole lève les yeux. C'est une Peugeot. Ça fait tilt dans sa tête comme le chant du coq. Elle est sauvée, le charme est rompu.

"Vade retro, Satana, crie-t-elle au masque, jamais je ne m'abaisserai à embrasser le symbole de la domination mondiale!"

Le diable pousse un hurlement de grand brûlé et s'enfuit, ébouillanté.

Nicole est rentrée par le premier avion. Devant son air déterminé, les douaniers n'ont pu que s'incliner. Elle a eu beaucoup de chance. Avec ses économies, elle s'est acheté une 306 et une caravane. Pour elle, les prochaines vacances, c'est la Camargue.»

Oncle Guillaume se tut, enfila son imperméable et sortit sans un au revoir.

Nous restâmes silencieux quelque temps. Puis le facteur mit sa casquette:

«L'entrée du magasin, je crois savoir où elle est. Nicole n'a pas pensé au métro. Une entrée souterraine. Ce serait un peu comme le BHV à Paris.»

Nous le regardâmes, effrayés.

«C'est possible, dit mon père, mais surtout ne va pas le raconter à oncle Guillaume, on ne sait pas comment il pourrait le prendre. T'as vu comme il est nerveux?

– Grave, acquiesça le docteur Soubise. Si seulement le patron s'était abstenu de son commentaire déplacé.

– Ohé, doucement, s'énerva le patron, je n'ai rien dit de mal. Et si tu n'es pas content, le blanc-bec à sa maman, je ne te retiens pas chez moi. Et toi, le facteur, tu me dois une sacrée ardoise.»