Robert Anson Heinlein
Job : une comédie de justice
A Clifford D. Simak
1
La fosse ardente mesurait environ sept mètres et demi de long sur trois de large et elle était peut-être profonde de soixante centimètres. Le feu brûlait depuis des heures. Le lit de braises dégageait un souffle de chaleur presque insupportable, même là où je me tenais, à cinq mètres sur le côté, au deuxième rang des touristes.
J’avais cédé mon siège au premier rang à l’une des dames du bateau, trop heureux de m’abriter derrière sa volumineuse personne. Je résistais même à l’envie de battre en retraite encore un peu plus loin… mais je tenais à bien voir les marcheurs du feu. Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance d’assister à un miracle.
— C’est truqué, dit le Grand Voyageur. Vous allez voir.
— Ce n’est pas vraiment truqué, Gerald, contesta Je-sais-tout. Ce sera simplement un peu moins prodigieux que ce qu’on nous a laissé espérer. Il n’y aura pas tout le village, probablement aucune des danseuses de hula et certainement pas les enfants. Il faudra se contenter d’un ou deux jeunes gens aux pieds calleux comme du vieux cuir et remontés à l’opium ou à n’importe quelle drogue locale ; ils traverseront la fosse en un éclair et les villageois applaudiront. Notre ami et interprète canaque nous conseillera vivement de donner quelque chose aux marcheurs, sans doute bien plus que ce que nous avons déjà payé pour le luau[1] la danse et tout ce spectacle. Non, ce n’est pas truqué, la brochure annonçait que l’excursion à terre comportait une « démonstration de marche sur le feu ». C’est ce que nous allons avoir. D’accord, d’après certaines rumeurs tout le village devrait marcher sur les charbons ardents, mais ce n’est pas dans le contrat.
Je-sais-tout affichait un air méprisant.
— Hypnose de masse, annonça l’Emmerdeur Professionnel.
Je fus tenté de demander ce qu’était l’« hypnose de masse » mais personne ne m’aurait écouté. J’étais un novice – non pas eu égard à mon âge mais parce que c’était ma première croisière à bord du paquebot Konge Knut. C’est toujours comme ça sur ce genre de bâtiment. Ceux qui sont à bord depuis le port de départ sont les doyens et ils tiennent la dragée haute à ceux qui prennent la croisière en cours. Ce sont les Mèdes et les Perses qui ont créé cette loi, et rien ne la changera. J’étais arrivé à Papeete par la voie des airs, avec le Comte Von Zeppelin, et je repartirais par l’Amiral Moffett. J’étais voué au noviciat à vie et je devais garder le silence pendant que mes supérieurs pontifiaient.
C’est sur les navires de croisière qu’on trouve la meilleure cuisine et, trop souvent, les pires conversations du monde. Mais, malgré cela, je prenais plaisir à ce voyage dans les îles. Même le Mystique, l’Astrologue Amateur, le Freudien de Salon et la Numérologue ne parvenaient pas à me troubler, parce que je ne les écoutais pas.
— Ils font ça grâce à la quatrième dimension, déclara le Mystique. N’est-ce pas vrai, Gwendolyn ?
— Absolument, très cher, acquiesça la Numérologue. Oh, les voici ! Ce sera un nombre impair, vous allez voir.
— Vous savez tellement de choses, très chère.
— Bof, dit le Sceptique.
L’indigène qui servait d’assistant à notre guide d’excursion leva les bras et étendit les mains pour imposer le silence.
— Je vous en prie, écoutez-moi tous ! Mauruurua roa. Nous vous remercions. Le grand prêtre et la prêtresse vont maintenant prier les Dieux pour que le feu soit clément aux villageois. Je vous demande de vous rappeler qu’il s’agit là d’une cérémonie religieuse très ancienne. Aussi, veuillez vous comporter ainsi que vous l’auriez fait dans votre propre église. Parce que…
Un très vieux Canaque l’interrompit. Ils échangèrent quelques mots dans un langage qui m’était inconnu – sans doute du polynésien, pensai-je, à cause de la fluidité du débit. Le jeune Canaque se retourna vers nous.
— Le grand prêtre m’apprend que des enfants vont marcher pour la première fois sur le feu aujourd’hui, et même ce bébé que vous voyez là-bas dans les bras de sa mère. Il vous demande à tous de rester parfaitement silencieux durant les prières afin d’assurer la sauvegarde de ces innocents. J’ajouterai que je suis catholique et, dans cette circonstance, je demande toujours à notre Très Sainte Mère Marie de veiller sur nos enfants. Je vous demande à tous de prier à votre façon, de garder le silence et d’avoir une bonne pensée pour eux tous. Si le grand prêtre juge que votre attitude n’est pas assez respectueuse, il ne laissera pas les enfants marcher sur le feu… Il lui est déjà arrivé d’annuler la cérémonie.
— Nous y voilà, Gerald, chuchota Je-sais-tout comme si nous étions au troisième balcon de l’opéra. On bat le rappel et on escamote. Et ce sera de notre faute, vous verrez.
Il eut un reniflement de mépris.
Je-sais-tout – son nom était Cheevers – m’avait porté sur les nerfs dès que j’avais posé un pied sur le bateau. Je me penchai en avant et murmurai au creux de son oreille :
— Si ces enfants marchent sur le feu, est-ce que vous aurez assez de tripes pour en faire autant ?
Que ceci vous serve de leçon. Profitez de ce mauvais exemple que je vous donne. Ne laissez jamais un imbécile troubler votre jugement. En quelques secondes je dus constater que mon défi m’avait été retourné et, je ne sais comment, les trois acolytes Je-sais-tout, le Sceptique et le Grand Voyageur avaient parié une centaine de dollars que moi je n’aurais pas le courage de traverser la fosse ardente, étant bien entendu que les enfants la traverseraient les premiers.
Puis l’interprète nous fit taire à nouveau, le prêtre et la prêtresse descendirent dans la fosse et tout le monde garda le silence. Je suppose que certains d’entre nous s’étaient mis à prier. Je m’aperçus que, moi-même, je récitais ce qui m’était venu à l’esprit :
Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde, prends pitié de nous.
Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde, donne-nous la paix.
Je n’avais rien trouvé de plus approprié à la situation.
Le prêtre et la prêtresse ne traversèrent pas la fosse ardente. Ils firent quelque chose de plus spectaculaire encore et (selon moi) de plus dangereux. Ils demeurèrent simplement debout, pieds nus, et prièrent durant plusieurs minutes. Je pouvais voir bouger leurs lèvres. A intervalles réguliers, le vieux prêtre jetait quelque chose autour d’eux et les braises lançaient des gerbes d’étincelles.
Je tentai de mieux voir sur quoi ils se tenaient : du charbon ou des cailloux, mais c’était impossible… et je n’aurais su dire ce qui était le pire. Pourtant, cette vieille femme décharnée était parfaitement calme ; son expression était placide et elle n’avait pris d’autre précaution que de retrousser son lava-lava en manière de barboteuse. Apparemment, elle se souciait moins de griller ses pieds que ses vêtements.
Trois hommes munis de longues perches avaient redisposé les bûches afin que le fond de la fosse reste stable et praticable pour ceux qui le foulaient. J’étais tout particulièrement concerné par cette opération, étant donné que j’étais censé traverser la fosse dans quelques minutes – si je ne me dégonflais pas et maintenais mon pari. Il me semblait qu’ils s’arrangeraient pour qu’il fût possible de traverser la fosse en marchant sur les cailloux plutôt que sur les charbons ardents. C’était du moins ce que j’espérais !