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L’un des danseurs canaques s’avança en tourbillonnant devant les filles blanches et fit signe à l’une d’elles de venir danser avec lui.

Le Ciel me protège, c’était Margrethe !

Je faillis m’étouffer et demeurai cloué sur place. Jamais, durant toute ma vie, je n’avais vu plus magnifique apparition.

Ah, beauté à nulle autre pareille ! Dans l’écrin de tes cheveux brillent les pierres douces de tes yeux. Aux globes tendres de tes seins s’accrochent deux églantines, et dans le vallon doré de ton ventre s’éparpillent des fleurs, autour de ton nombril pareil à un verre d’amour, où verser des liqueurs…

4

Le malheur ne sort pas de la poussière, Et la souffrance ne germe pas du sol ; L’homme naît pour souffrir, comme l’étincelle pour voler.
Job, 5:6-7

Lentement je repris connaissance et je le regrettai : un affreux cauchemar me poursuivait. Je refermai très fort les paupières et j’essayai de me renfoncer dans le sommeil.

Des tambours indigènes battaient dans ma tête. J’essayai de les faire taire en me bouchant les oreilles.

Le son se fit plus fort encore.

J’abandonnai, j’ouvris les yeux et soulevai la tête. Grave erreur : mon estomac faisait flic-floc et mes oreilles bourdonnaient. Mes yeux étaient incapables d’accommoder et ces tambours d’enfer continuaient à me fracasser le crâne.

Je réussis enfin à aligner mes deux yeux, mais l’image demeurait floue. Je regardai autour de moi et découvris une pièce étrange. J’étais allongé sur un lit, à demi dévêtu.

Cela mit en branle mes souvenirs. La soirée à bord. L’alcool. Beaucoup d’alcools. Du bruit. Des gens nus. Le commandant en jupe de raphia, dansant de bon cœur, accompagné par l’orchestre. Et certaines des passagères avec la même jupe, et même parfois sans jupe. Le boum-boum des tambours et le crépitement des bambous.

Les tambours…

Ce n’étaient pas des tambours que j’avais dans la tête, mais tout simplement la pire migraine de toute mon existence. Mais pourquoi ne les avais-je pas empêchés…

Tu ne les as pas empêchés ?… Mais tu as fais tout ça tout seul, mon vieux.

Oui, mais…

Oui, mais. Toujours ce oui, mais. Toute ta vie a été sous le signe de ce oui, mais. Quand vas-tu te décider à grandir et à assumer la responsabilité de ce qui t’est arrivé comme de ta vie ?

Oui, mais ceci n’est pas de ma faute. Je ne suis pas A.L. Graham. Ce n’est pas mon nom. Et ce n’est pas mon bateau.

Non, vraiment ?

Bien sûr que non…

Je m’assis pour chasser ce mauvais rêve. Autre erreur : ma tête ne tomba pas tout à fait mais une douleur lancinante à la base du cou s’associa à celle qui vibrait sous mon crâne. Je vis que je portais un pantalon noir et apparemment rien d’autre, et que cette pièce étrange dans laquelle je me trouvais roulait doucement bord sur bord.

Le pantalon de Graham. La chambre de Graham. Et ce roulement, c’était celui du navire sans ses stabilisateurs.

Ce n’est pas un rêve. Ou alors, je n’arrive pas à m’en arracher. J’avais les dents douloureuses et mes pieds n’étaient pas à moi. Là où je n’étais pas visqueux, j’étais couvert d’une sueur poisseuse. Quant à mes aisselles… N’y pensez même pas !

Pour ma bouche, il aurait fallu un bon bain de soude caustique.

Tout me revenait à présent. Ou presque. La fosse ardente. Les villageois. Les poulets qui fuyaient devant la voiture. Le bateau qui n’était plus le mien… mais qui l’était pourtant. Margrethe…

Margrethe !

Dans l’écrin de tes cheveux brillent les pierres douces de tes yeux. Aux globes tendres de tes seins s’accrochent deux églantines.

Margrethe avec les danseuses, les hanches aussi nues que les pieds. Margrethe avec cet abominable canaque, en train de trémousser son…

Pas étonnant que je me fusse saoulé !

Doucement, mon vieux ! Tu avais déjà bu bien avant ça. Et tout ce que tu as à reprocher à cet indigène, c’est d’avoir été à ta place. Parce que tu voulais danser avec elle. Le problème, c’est que tu ne sais pas danser.

La danse est une tentation de Satan.

Et surtout ne t’avise pas de te dire que tu ne demandes qu’à apprendre !

… deux églantines ! Oui, oui, j’aimerais bien !

J’entendis alors un coup léger à la porte, puis un bruit de clé. Margrethe passa la tête par l’entrebâillement.

— Réveillé ? Bien. (Elle entra avec un plateau, referma et s’approcha.) Buvez cela.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Du jus de tomate, surtout. On ne discute pas… Buvez !

— Je ne crois pas que je pourrai.

— Mais si. Il le faut. Buvez.

J’ai reniflé le breuvage avant de goûter une petite gorgée. A ma grande stupéfaction, je n’ai pas éprouvé la moindre nausée. J’en ai bu un peu plus. Après un petit frisson très discret, tout s’est passé très bien et la boisson est descendue sagement jusqu’à mon estomac. Margrethe m’a présenté deux pilules.

— Maintenant, prenez ça. Avec le restant du jus de tomate.

— Je ne prends jamais de médicaments.

Elle a soupiré, puis a prononcé quelques mots que je n’ai pas compris. Ce n’était pas de l’anglais. Pas vraiment.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Quelque chose que ma grand-mère disait toujours quand mon grand-père discutait avec elle. Monsieur Graham, vous allez prendre ces deux pilules. Ce n’est que de l’aspirine et vous en avez besoin. Si vous ne vous montrez pas coopératif, je vais tout faire pour ne plus vous aider. Je vais… je vous confierai à Astrid, voilà !

— Non, ne faites pas ça.

— C’est ce que je ferai pourtant si vous continuez à résister. Astrid aimerait changer, je le sais. Elle vous aime bien ; elle m’a dit que vous l’aviez regardée danser hier soir.

J’ai accepté les pilules et je les ai fait passer avec ce qui restait de jus de tomate. Le tout glacé, très agréable.

— Oui, c’est vrai, je l’ai regardée danser, jusqu’à ce que je vous aie repérée. Alors, c’est vous que j’ai regardée.

Pour la première fois, elle a souri.

— Oui ? Et vous avez aimé ?

— Vous étiez très belle. (Et votre danse était obscène. Votre tenue et vos gestes impudiques m’ont choqué au plus profond de moi-même. J’ai été horrifié… et j’aimerais bien vous revoir comme ça, en ce moment même !) Oui, vous étiez très gracieuse.

Elle souriait toujours et des fossettes sont apparues sur son visage.

— J’espérais que cela vous plairait, monsieur.

— Mais oui. Et à présent, cessez de me menacer avec Astrid.