Katie se leva.
— Et si nous poursuivions à l’extérieur ? J’aimerais bien un petit plongeon avant le dîner.
— Tu ne vois pas que je suis occupée à séduire saint Alec ?
— On peut toujours rêver. Rien ne t’empêche de continuer dehors.
Dehors, c’était un merveilleux après-midi texan. Les ombres s’allongeaient.
— Katie, je veux une réponse nette et franche. Est-ce que nous sommes en enfer ? Ou bien est-ce vraiment le Texas ?
— Les deux.
— Bon, je retire ma question.
Mon agacement avait dû percer dans ma voix car Katie se retourna et posa la main sur ma poitrine.
— Alec, je ne plaisantais pas. Depuis des siècles, Lucifer a maintenu des pied-à-terre[37] ici et là sur terre. Dans chacun, Il a une personnalité différente, une devanture. Après Armageddon, quand Son Frère S’est institué roi de la terre pour le millénium, Il a cessé de visiter le monde. Mais, certains de ces endroits sont restés autant de demeures pour Lui, aussi Il les a emportées avec Lui. Vous comprenez ?
— Je crois que oui. Autant qu’une vache doit comprendre le calcul infinitésimal.
— Moi non plus je ne comprends pas le mécanisme. C’est au niveau de Dieu. Mais tous ces changements que vous avez subis, Margrethe et vous, pendant votre persécution : à quel point étaient-ils profonds ? Pensez-vous qu’à chaque fois ils affectaient toute la planète ?
La réalité revint peser sur mon esprit comme jamais elle ne l’avait fait depuis le dernier « changement ».
— Katie, je ne sais pas ! J’étais constamment trop occupé à essayer de survivre. Attendez un instant. Oui, chaque changement intéressait l’ensemble de la planète Terre et à peu près un siècle de son histoire. Parce que j’ai constamment cherché des références historiques et que j’en ai mémorisées autant que j’ai pu. Il y avait les changements culturels, également. Tout.
— Les changements avaient presque lieu sous votre nez, Alec, et ni l’un ni l’autre n’aviez pourtant conscience d’une quelconque modification. Ce n’est pas dans l’histoire que vous avez pris des références mais dans des livres d’histoire. C’est comme ça du moins que Lucifer aurait accompli tous ces changements s’il avait été responsable de cette mystification.
— Euh… Katie, est-ce que vous avez conscience du temps qu’il faudrait pour réviser, réécrire et réimprimer toutes les encyclopédies ? C’était généralement des encyclopédies que je consultais.
— Mais, Alec, on vous a déjà expliqué que le temps n’est jamais un problème pour Dieu. L’espace non plus. Tout ce qui était nécessaire pour vous abuser était utilisé. Mais pas plus. Au niveau de Dieu, c’est le principe conservateur dans l’art. Je ne peux réaliser ça, car je ne suis pas à ce niveau, mais je l’ai souvent vu faire. Un artiste doué pour les formes et les apparences n’en fait pas plus qu’il n’est nécessaire pour assurer l’effet désiré.
Rahab s’était assise au bord de la piscine et battait l’eau de ses pieds.
— Venez vous asseoir près de moi, reprit Katie. Prenez le « big bang » de l’univers, à la limite. Qu’y a-t-il au-delà de cette limite où la fuite vers le rouge a une magnitude qui signifie que la vitesse d’expansion de l’univers équivaut à celle de la lumière ?
Je répondis d’un ton plutôt sec :
— Votre question hypothétique, Katie, manque de sens. Je me suis plus ou moins penché sur des notions aussi aberrantes que celle de « big bang » et d’« univers en expansion » car un prédicateur de l’Evangile doit être au fait de telles théories s’il veut être capable de les réfuter. Les deux que vous venez de mentionner impliquent une durée de temps impossible, impossible parce que le monde a été créé il y a six mille ans environ. Je dis « environ » car la date de la création est difficile à déterminer avec exactitude et aussi parce que j’ai quelques doutes à ce propos. Mais disons six mille ans… et non pas des milliards d’années comme osent le prétendre les partisans du « big bang ».
— Alec… votre univers est âgé d’environ vingt-trois milliards d’années.
Je fus sur le point de répliquer mais je me tus. Je ne pouvais contredire aussi grossièrement mon hôtesse.
Elle ajouta :
— Et votre univers a été créé en 4004 avant Jésus-Christ.
Je restai immobile à contempler l’eau assez longtemps pour que Sybil refasse surface en nous éclaboussant.
— Eh bien, Alec ?
— Je n’ai plus rien à dire.
— Rappelez-vous bien ce que j’ai dit. Je n’ai pas dit que le monde avait été créé il y a vingt-trois milliards d’années, mais seulement que c’était son âge. Il a été créé vieux. Avec des fossiles dans le sol et des cratères sur la lune, toutes traces évidentes d’un âge avancé. Il a été créé ainsi par Yahvé, parce que cela L’amusait, simplement. Il s’est trouvé un savant pour dire : « Dieu ne joue pas aux dés avec l’univers ». Ce n’est malheureusement pas vrai. Yahvé joue bel et bien avec des dés pipés… pour tromper Ses créatures.
— Pourquoi ferait-Il ça ?
— Lucifer prétend que c’est uniquement parce qu’il est un artiste sans talent, du genre qui change constamment d’idée et qui gratte sa toile. Et un plaisantin incorrigible. Mais je n’ai pas à émettre d’opinion : ce n’est pas de mon niveau. Et Lucifer a des préjugés à l’encontre de Son Frère : je pense que c’est évident. Mais vous n’avez pas remarqué ce qu’il y a de plus surprenant.
— Ça m’a peut-être échappé.
— Non, je pense que c’est par galanterie. Comment une vieille putain pourrait-elle avoir des opinions sur la cosmologie, la théologie, l’eschatologie et tous ces grands mots grecs ? Voilà qui est surprenant, non ?
— Mais, Rahab, ma chère, j’étais tellement absorbé à faire le compte de vos rides que je n’ai vraiment pas…
Ce qui me valut d’être jeté à l’eau. Je refis surface en crachant et en toussant devant les deux femmes qui riaient aux éclats. Je revins vers le bord et pris Katie dans mes bras. Cela ne sembla pas la contrarier. Elle se frotta contre moi comme une chatte.
— Qu’alliez-vous dire ? demandai-je.
— Alec, savoir lire et écrire, c’est aussi merveilleux que le sexe. Ou presque. Vous n’appréciez sans doute pas ce don car vous avez probablement appris tout bébé et vous avez acquis l’habitude. Mais quand j’étais une catin, à Canaan, il y a quatre mille ans, je ne savais ni lire ni écrire. J’ai commencé en écoutant les michetons, les voisins, les ragots du marché. Mais ce n’est pas la meilleure façon d’apprendre, c’est certain, et les scribes et les juges eux-mêmes étaient totalement ignorants en ce temps-là. J’étais morte depuis près de trois siècles avant que j’apprenne à lire et à écrire. J’ai appris avec le fantôme d’une prostituée qui venait de ce qui fut plus tard la grande civilisation crétoise. Saint Alec, cela peut vous surprendre mais, en général, si l’on considère l’histoire, on constate que les putains apprennent à lire et à écrire avant les femmes respectables. Et quand je me suis mise à apprendre, je me suis vraiment lancée à fond ! J’en ai même oublié le sexe pendant un temps. (Elle me sourit.) Mais pas tout à fait. J’acquis finalement un équilibre, entre la lecture et le sexe, à parts égales.
— Un rapport qui est au-dessus de mes forces, ai-je remarqué.
— Pour les femmes, ce n’est pas la même chose. La meilleure part de mon éducation a commencé avec l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Yahvé n’a pas voulu des milliers de fantômes, aussi Lucifer s’en est-Il emparé. Il les a emmenés jusqu’en enfer, les a régénérés avec grand soin, et ç’a été la fête pour Rahab ! Et j’ajouterai ceci : Lucifer lorgne sur la bibliothèque du Vatican, puisqu’il va bientôt falloir la sauver. Dans ce cas, plutôt que de régénérer les fantômes, Lucifer envisage de tout rafler juste avant la fin des temps et d’emmener le tout, intact, en enfer. Est-ce que ça ne serait pas formidable ?