— Ça me semble parfait. C’est la seule chose que j’aie jamais enviée aux papistes : leur bibliothèque. Mais… comment peut-on « régénérer » des fantômes ?
— Tapez-moi dans le dos.
— Pardon ?
— Donnez-moi une tape. Là. Non, plus fort. Je ne suis pas un papillon. Plus fort encore. Vous y êtes presque. Eh bien, vous venez de donner une claque dans le dos d’un fantôme régénéré.
— Ça m’a paru plutôt solide.
— Je pense bien, j’ai mis le prix. Ça s’est passé avant que Lucifer me remarque et fasse de moi Son joli petit oiseau favori. J’ai compris que, si votre âme est sauvée et que vous montez au paradis, la régénération va de pair avec la sauvegarde… mais ici ça se fait à crédit et vous n’avez plus qu’à vous crever au travail pour payer. C’est comme ça que ça s’est passé pour moi. Saint Alec, vous n’êtes pas mort, je le sais. Un corps régénéré est exactement comme celui que la personne avait avant sa mort, mais en mieux. Plus de maladies contagieuses, plus d’allergies, plus de rides de vieillesse… Des rides, tu parles ! Je n’en avais pas une le jour de ma mort… en tout cas pas beaucoup. Mais pourquoi vous me faites parler de rides ? Nous discutions de la relativité, de l’univers en expansion : une conversation hautement intellectuelle.
Cette nuit-là, Sybil fit tous les efforts possibles pour se glisser dans mon lit, et Katie repoussa fermement chaque tentative… avant de me rejoindre.
— Pat m’a dit qu’il ne fallait surtout pas vous laisser dormir tout seul.
— Pat croit que je suis malade. Ce n’est pas vrai.
— Je ne discuterai pas là-dessus. Et ne tremblez pas comme ça, mon chéri. Maman Rahab va vous laisser dormir gentiment.
A un moment de la nuit, je me suis réveillé en sanglots, et Katie était là, elle m’a consolé. Je suis certain que Pat lui avait parlé de mes cauchemars. Avec elle tout contre moi, je me suis rendormi très vite.
C’était un interlude arcadien… si ce n’est que Margrethe n’était pas là. Mais Katie m’avait persuadé que, ne serait-ce que pour elle et Jerry, je devais me montrer patient et cesser de ruminer sur mon malheur. Dans la journée, ça se passait plutôt bien. La nuit, avec maman Rahab auprès de moi, je n’étais plus aussi seul, abandonné sans défense à mes émotions. Elle était là chaque nuit… sauf une, où elle dut s’absenter. Sybil la remplaça de la même façon : Rahab lui avait donné des instructions fermes et précises.
Je découvris une chose amusante à propos de Sybil : lorsqu’elle dort, elle reprend sa forme naturelle, démone ou afrite, sans en avoir conscience. Elle devient ainsi plus petite de quinze centimètres et retrouve ces mignonnes petites cornes qui sont la première chose que j’avais remarquée, en arrivant au Sheraton « Sans Souci ».
Tous les jours, nous nous baignions, nous faisions du cheval et nous allions parfois pique-niquer dans les collines. En aménageant cette enclave, apparemment, Jerry avait pris plusieurs kilomètres carrés et nous pouvions galoper sans contrainte dans toutes les directions.
Ou alors je ne comprenais rien à la façon dont fonctionnaient les choses ici.
Bon, je n’ai pas dit « peut-être ». Au niveau de Dieu, j’en sais autant qu’une grenouille à propos du calendrier.
Jerry était absent depuis une semaine quand Rahab arriva pour le breakfast avec le manuscrit de mon mémoire.
— Saint Alec, Lucifer veut que vous remettiez ça à jour et que vous le teniez régulièrement.
— D’accord. Est-ce que je peux écrire à la main ? Ou bien y a-t-il une machine dans le coin ?
— Vous travaillerez à la main. Je vous aiderai. J’ai fait pas mal de travail de secrétariat pour le prince Lucifer.
— Katie, quelquefois vous L’appelez Jerry, parfois Lucifer, mais jamais Satan.
— Alec, Il préfère « Lucifer », mais Il répond à plusieurs noms. « Jerry » et « Katie », ce sont des noms que nous avons inventés à votre intention, à vous et Marga.
— Sybil aussi, ajouta Sybil.
— Et « Sybil ». Oui, Egret. Tu veux reprendre ton vrai nom maintenant ?
— Non, je crois que c’est bien qu’Alec – et Marga – aient des noms pour nous que tous les autres ignorent.
— Une minute, dis-je. Le jour où je vous ai rencontrés, vous répondiez à ces noms comme si vous les aviez portés toute votre vie.
— M’man et moi, nous sommes plutôt bonnes pour la comédie improvisée, dit Sybil-Egret. Par exemple, ils ignoraient qu’ils étaient censés être des adorateurs du feu jusqu’à la seconde où j’ai glissé ça dans la conversation. Et moi, je ne savais pas que j’étais une sorcière avant que m’man lance ça. Israfel est plutôt doué, lui aussi. Mais il avait eu plus de temps pour apprendre son rôle.
— Nous nous sommes fait avoir comme des cousins de la campagne.
— Alec, me dit Katie d’un ton sincère, Lucifer a toujours Ses raisons. Il s’en explique rarement. Ses intentions ne sont malveillantes qu’à l’égard des gens mauvais… et vous ne l’êtes pas.
Nous prenions un bain de soleil auprès de la piscine lorsque Jerry est revenu sans prévenir. Il s’est adressé directement à moi, sans même un mot préalable à Katie :
— Mettez vos vêtements. Nous partons tout de suite.
Katie s’est dressée immédiatement et est revenue en courant avec mes vêtements. Elle m’a aidé à m’habiller plus rapidement qu’un pompier à la sonnerie d’alerte. Elle n’a pas oublié mon rasoir et boutonné soigneusement la poche.
— Prêt ! ai-je lancé.
— Où est le manuscrit ?
Katie s’est précipitée une fois encore.
— Le voilà !
Durant ce bref laps de temps, Jerry avait modifié Son apparence tout en grandissant jusqu’à trois mètres cinquante de hauteur. C’était encore Jerry, mais je savais à présent pourquoi l’on dit que Lucifer est le plus beau parmi les anges.
— Au revoir ! a-t-il lancé. Rahab, je t’appellerai si je peux.
Il m’a pris par le bras.
— Attends ! Egret et moi, nous voulons l’embrasser !
— Alors faites vite !
Elles m’ont embrassé toutes les deux en même temps, gentiment, une sur chaque joue. Puis Jerry m’a empoigné à nouveau, comme un gamin, et nous sommes partis tout droit. J’ai rapidement entrevu le Sheraton, le palais, la Plaza, puis tout a été englouti dans les flammes et la fumée du puits. Et nous avons quitté ce monde.
Comment nous avons voyagé, combien de temps, et jusqu’où, je ne peux le dire. C’était comme une chute sans fin à travers l’enfer mais, avec les bras de Jerry pour me soutenir, c’était plus agréable. Cela me rappelait des moments de ma jeunesse, quand j’avais deux ou trois ans. Souvent, mon père me prenait dans ses bras après le souper jusqu’à ce que je m’endorme.
Je suppose d’ailleurs qu’à un moment j’ai dû m’endormir. Je me suis réveillé au moment où Jerry s’apprêtait à se poser. L’instant d’après, il m’a remis sur pied.
Dans ce lieu où nous étions, la pesanteur existait. Je sentais le poids de mon corps et le « haut » et le « bas » avaient un sens. Mais je ne crois pas que nous étions sur une planète. Nous nous trouvions sur une plateforme, ou sur le porche d’un immeuble formidable. Je ne pouvais pas l’apercevoir car nous en étions trop près. Ailleurs, je ne distinguais rien qu’une sorte de crépuscule vague.