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— Ça va ? m’a demandé Jerry.

— Oui. Oui, je crois.

— Bien. Ecoutez-moi attentivement. Je vais vous faire rencontrer – non, c’est plutôt Lui qui va vous rencontrer – une Entité Qui est pour Moi et Mon Frère Yahvé, ce que Yahvé, votre Dieu, est pour vous. Compris ?

— Euh… Je n’en suis pas sûr.

— A est à B, ce que B est à C. Pour cette Entité, votre seigneur Jéhovah est comme un enfant qui s’amuse à faire des châteaux de sable sur la plage avant de les détruire par caprice. Pour Lui, je suis aussi un enfant. Je Le considère comme vous considérez votre trinité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Mais je n’adore pas cette Entité comme on adore un dieu. Il ne demande rien, n’attend rien, et surtout pas qu’on Lui lèche les bottes. Yahvé est, en fait, peut-être le seul dieu qui ait acquis ce vice bizarre. En tout cas, je ne connais aucune autre planète, aucun autre lieu dans l’univers où l’on adore un dieu. Mais je suis jeune et je n’ai pas encore assez voyagé. (Il me regardait avec curiosité et semblait troublé.) Alec, cette comparaison va peut-être vous aider à comprendre. Quand vous étiez jeune, est-ce qu’il vous est arrivé de conduire votre animal préféré chez le vétérinaire ?

— Oui. Et je n’aimais pas ça, parce que ça ne lui plaisait pas.

— Eh bien, moi non plus je n’aime pas ça. Bon, très bien, vous savez ce que c’est. Ensuite, il faut attendre pendant que le vétérinaire décide si oui ou non il peut guérir votre compagnon. Ou s’il est préférable d’abréger les souffrances de la pauvre petite bête. Est-ce que ce n’est pas vrai ?

— Oui. Jerry, vous essayez de me faire comprendre que la partie est risquée. Incertaine.

— Totalement incertaine. Sans précédent. Jamais encore un être humain n’a été conduit à ce niveau. J’ignore ce qu’il va faire.

— O.K. Vous m’aviez prévenu qu’il y aurait des risques.

— Oui. Vous courez un très grand danger. Et Moi aussi, quoique moindre. Mais, Alec, Je peux vous assurer une chose : s’il décide de vous effacer, vous ne vous en rendrez pas compte. Car ce n’est pas un dieu sadique.

— Est-ce que c’est… « Il » ?…

— Euh… Oui. Considérez-Le comme ça. Il assumera probablement une apparence humaine. Si tel est le cas, dites-Lui « Monsieur le Président », ou encore « Monsieur Koshchei »[38]. Considérez-Le comme un homme plus âgé que vous et que vous respectez hautement. Mais ne vous inclinez pas. Restez vous-même et dites la vérité. Et si vous mourez, mourez avec dignité.

Le garde qui nous barra le chemin n’était pas humain… jusqu’à ce que je l’aie regardé en face. Alors, il est devenu humain. Ce qui était caractéristique de tout ce que je devais voir en cet endroit que Jerry appelait « la Succursale ».

— Déshabillez-vous, s’il vous plaît, m’a dit le garde. Laissez vos vêtements ici, vous pourrez les récupérer plus tard. Qu’est-ce donc que cet objet de métal ?

Je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’un rasoir de sûreté.

— Et c’est destiné à quoi ?

— C’est… un couteau… pour tailler les poils du visage.

— Vous faites pousser des poils sur votre visage ?

J’ai tenté de lui expliquer pourquoi on se rasait.

— Si vous ne voulez pas avoir des poils sur votre visage, pourquoi en faire pousser ?

— Jerry, je pense que je suis dépassé.

— Je m’en occupe. (Je suppose que Jerry s’est alors adressé au garde, quoique je n’aie rien entendu. Puis il m’a dit :) Laissez votre rasoir ici, avec vos vêtements. Il pense que vous êtes fou, mais que je le suis, Moi aussi. Cela importe peu.

M. Koshchei était peut-être une Entité mais Il semblait le frère jumeau du Dr Simmons, notre vétérinaire du Kansas qui soignait nos chiens et nos chats, et même, une fois, une tortue : tous ces petits animaux qui traversent notre enfance. Et le bureau était exactement comme celui du Dr Simmons, jusqu’au secrétaire que le docteur avait dû hériter de son grand-père. Et il y avait une authentique pendule Seth Thomas sur une petite étagère.

Mais j’avais parfaitement conscience (étant à jeun et bien reposé) que ce n’était pas le bureau du Dr Simmons, que l’apparence était intentionnelle mais nullement destinée à m’abuser. Le président, quel qu’il fût en réalité, avait pratiqué une forme d’hypnose sur mon esprit afin de créer une ambiance relaxante. Le Dr Simmons était toujours très doux avec les animaux. Il leur parlait longtemps avant de leur faire des choses pénibles.

Ça avait marché sur moi. Je savais que M. Koshchei n’était pas le vieux vétérinaire de mon enfance… mais j’éprouvais la même confiance devant ce simulacre.

M. Koshchei a levé la tête à notre entrée. Il a fait un simple signe à Jerry, puis m’a regardé :

— Asseyez-vous.

Nous nous sommes assis. M. Koshchei s’est retourné vers son bureau. Mon manuscrit y était posé. Il l’a pris, l’a feuilleté, a remis les feuillets en ordre avant de le reposer.

— Comment se passent les choses dans votre secteur, Lucifer ? Des problèmes ?

— Non, monsieur. A part les petits ennuis d’air conditionné. Rien de grave.

— Est-ce que vous désirez régner sur terre pour ce millénium ?

— Est-ce que mon frère ne l’a pas déjà prise ?

— Oui, Yahvé l’a prise, oui… Il a décidé la fin des temps et tout cassé. Mais je n’ai pas l’intention de le laisser reconstruire. Vous la voulez ? Répondez-Moi.

— Monsieur, je préférerais recommencer avec des matériaux nouveaux.

— Tous ceux de votre guilde préfèrent toujours tout recommencer. Sans penser à ce que ça coûte, bien sûr. Je pourrais vous désigner pour le Glaroon pendant quelques cycles. Qu’en dites-vous ?

Jerry mit un certain temps à répondre.

— Je m’en remets au jugement du Président.

— Vous avez raison. Nous en discuterons donc plus tard. Pourquoi vous êtes-vous donc intéressé à cette créature de votre frère ?

Je devais m’être endormi, parce que je voyais distinctement des chiots et des chatons qui jouaient dans une cour, et pourtant, il n’y avait rien de la sorte en ce lieu. J’ai entendu Jerry répondre :

— Monsieur le Président, dans une créature humaine, tout ou presque est ridicule. Sauf sa capacité à endurer courageusement et à mourir bravement pour ce qu’elle aime et ce qu’elle croit. Peu importe que cet amour ne soit pas fondé, ni cette croyance justifiée. C’est le courage, c’est la bravoure qui comptent. Ce sont là des qualités uniquement humaines, tout à fait indépendantes du créateur de l’humanité, auquel elles sont étrangères d’ailleurs : je le sais, puisqu’il s’agit de mon frère… et moi non plus, je ne les ai pas. Vous me demandez, pourquoi cet animal et pourquoi moi ? Celui-là, je l’ai ramassé au bord d’une route, il était égaré, et pourtant – oubliant ses propres ennuis, bien trop gros pour lui ! – il a tenté vaillamment (et en vain) de sauver mon « âme » selon l’enseignement qu’il avait reçu. Là encore, peu importe que sa tentative ait été absurde et inutile : il a essayé parce qu’il me croyait en danger. A présent qu’il est dans l’ennui, je lui dois de faire un effort égal.

M. Koshchei a baissé Ses lunettes sur Son nez et regardé Jerry par-dessus.

— Vous ne me donnez aucune raison valable d’intervenir auprès de l’autorité locale.

— Monsieur, n’existe-t-il pas une règle de la guilde qui exige des artistes qu’ils se montrent bons dans la manière dont ils traitent leurs volitifs ?

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38

Terme yiddish équivalant à «Boss». (N.d.T.)