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— Non.

Jerry a eu l’air démonté.

— Monsieur, il y a quelque chose que j’ai dû mal comprendre dans ce qu’on m’a appris.

— Oui, je le pense. Il existe un principe artistique – et non une règle – selon lequel les volitifs doivent être traités en conformité avec les principes. Mais insister sur la bonté ce serait éliminer cette marge de liberté pour laquelle nous avons inventé la volonté pour ces créatures. Sans possibilité de tragédie, les volitifs ne seraient que des golems.

— Monsieur, je pense comprendre cela. Mais le Président voudrait-Il m’expliquer le principe artistique de conformité aux principes ?

— Ce n’est pas compliqué, Lucifer. Pour une créature qui exerce son art propre et mineur, les règles selon lesquelles elle l’exerce doivent soit lui être connues, soit être apprises par l’erreur ou par l’épreuve ; l’erreur n’étant pas toujours fatale. En bref, la créature doit être capable d’apprendre et de tirer bénéfice de son expérience.

— Monsieur, c’est exactement le motif de ma plainte à l’encontre de mon frère. Prenons ce rapport que Vous avez devant Vous. Yahvé a tendu un piège à cette créature afin de la soumettre à une épreuve où elle ne pouvait gagner, puis il a décidé que le jeu était fini et il lui a enlevé la récompense. Et bien que ce soit là un cas extrême, un test destructeur, il n’en est pas moins typique de la manière dont il traite ses volitifs. Les jeux sont arrangés afin que ses créatures ne puissent jamais gagner. Depuis six millénaires, j’ai récupéré les perdants… et la plupart arrivent en enfer dans un état catatonique, paralysés par la peur : la peur de moi, la peur d’une éternité de tourments. Ils ne peuvent pas croire qu’on a pu leur mentir à ce point. Mes thérapeutes ont dû travailler dur pour récupérer ces malheureuses épaves. Ça n’a rien de drôle.

M. Koshchei ne semblait pas écouter. Il s’était renfoncé dans Son vieux fauteuil à bascule qui craquait régulièrement – oui, je savais que ce craquement venait de mes propres souvenirs – et il feuilletait à nouveau mon manuscrit. Il a gratté les mèches de Ses cheveux gris autour de Sa tonsure et émis un bruit irritant, à la fois bourdonnement et sifflement. Cela aussi venait du souvenir que j’avais du Dr Simmons, mais c’était bel et bien réel.

— Cette créature femelle. L’appât. Un volitif ?

— Oui. C’est en tout cas mon opinion, monsieur le Président.

(Seigneur ! Jerry, vous ne le saviez même pas avec certitude !)

— Dans ce cas, Je ne pense pas que cette créature-là se satisferait d’un simulacre. (Il continuait à bourdonner et à siffler entre Ses dents.) Alors, voyons un peu plus loin…

Le bureau de M. Koshchei avait paru plutôt petit quand nous y étions entrés ; à présent, d’autres personnes nous y avaient rejoints : un autre ange, qui ressemblait beaucoup à Jerry mais en plus vieux et avec un air pincé qui ne rappelait en rien la jovialité de Jerry. Un personnage encore plus vieux, vêtu d’un long manteau, avec un chapeau à large bord, un bandeau sur un œil et un corbeau perché sur l’épaule, et – maudit soit cet arrogant ! – Sam Crumpacker, cette fripouille d’avocassier de Dallas !

Derrière Crumpacker, trois hommes étaient alignés. Ils avaient l’air bien nourris et tous trois m’étaient vaguement familiers. En tout cas, je savais que je les avais déjà rencontrés auparavant.

Et j’ai compris. C’était en pariant avec eux que j’avais gagné une centaine (ou bien était-ce un millier ?) de dollars. Un pari stupide.

Mon regard est revenu sur Crumpacker, et ma colère a décuplé : ce voyou avait maintenant mon propre visage !

Je me suis tourné vers Jerry et je lui ai dit rapidement, dans un murmure :

— Vous voyez cet homme là-bas ? Celui qui…

— Silence !

— Mais…

— Taisez-vous et écoutez.

Le frère de Jerry avait pris la parole.

— Alors qui se plaint ? Vous voulez que je mette ma casquette de Jésus pour le prouver ? Le fait que quelques-uns s’en sortent prouve que ce n’est pas aussi dur que ça. Sept et demi pour cent dans cette dernière fournée, sans compter les golems. Est-ce que ce n’est pas bon, ça ? Qui dit le contraire ?

Le vieux au chapeau noir a dit :

— En dessous de cinquante pour cent, je considère que c’est un échec.

— Qui dit ça ? Qui est-ce qui perd tous les mille ans ? La façon dont tu t’occupes de tes créatures, ça te regarde ! Et moi je m’occupe de mon boulot.

— C’est bien pour ça que je suis là ! a fait le vieux. Tu t’es mêlé de ce qui ne te regardait pas.

— Pas moi ! (Yahvé a montré du pouce le personnage qui ressemblait à moi et à Sam Crumpacker.) Lui ! Le goy. Un petit peu trop dur ? Et alors, il est à qui ? Réponds à ça !

M. Koshchei, en tapotant mon manuscrit, s’est adressé à l’homme qui avait mon visage.

— Loki, dans cette histoire, vous apparaissez combien de fois ?

— Tout dépend comment Vous comptez, chef. Huit ou neuf, si Vous comptez les figurations. L’un dans l’autre, si Vous tenez compte du fait que j’ai passé quatre semaines pleines à travailler cette petite coquine d’institutrice pour qu’elle tombe dans les bras de duchenoque quand il se pointerait.

La main énorme de Jerry s’est refermée sur mon avant-bras gauche.

— Du calme !

Loki a poursuivi :

— Et Yahvé ne m’a pas payé.

— Pourquoi est-ce que je devrais payer, hein ? Pourquoi ? Qui a gagné ?

— Tu as triché. Ton champion, ton bigot de concours était sur le point de craquer quand tu as déclenché le jugement dernier avant le moment prévu. Regarde-le. Demande-lui. Est-ce qu’il t’adore ou est-ce qu’il t’abjure ? Demande-lui. Et paie. J’ai des factures d’armement à régler.

— Cette discussion, a déclaré M. Koshchei, est tout à fait déplacée. Ce bureau n’est pas une officine de contentieux. Yahvé, la principale plainte qui te soit adressée est que tu ne te conformes pas à tes propres règles vis-à-vis de tes créatures.

— Et pourquoi ? Il faudrait que je les embrasse ? Hein, c’est ça ? On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, non ?

— Ne nous écartons pas du sujet. Tu as monté une épreuve qui était un test de destruction. Peu m’importe sa nécessité artistique. Mais, au terme de ton test, tu as expédié une créature au paradis et tu as laissé l’autre en arrière, les punissant ainsi l’une et l’autre. Pour quelle raison ?

— La règle est la même pour tous. Elle a échoué, elle.

— N’est-ce pas toi le dieu qui a proclamé qu’il fallait museler la vache qui foulait le grain ?

L’instant d’après, je me suis retrouvé sur le bureau de M. Koshchei. J’avais Son énorme visage devant moi. Je suppose que c’était Jerry qui m’avait posé là. M. Koshchei a demandé :

— C’est à vous ?

J’ai tourné la tête. Et j’ai bien failli m’évanouir.

Marga !

Ma Margrethe à moi. Morte, froide, dans un cercueil en forme de pain de glace posé sur le bureau, et qui commençait à fondre.

J’ai voulu bondir, et je me suis aperçu que je ne pouvais pas esquisser le moindre mouvement.

— Je pense que cela Me donne la réponse, a dit M. Koshchei. Odin, quelle est sa destinée ?

— Elle est morte en combattant, au Ragnarok. Elle mérite un cycle au Walhalla.

— Non mais écoutez-le ! a grondé Loki. Le Ragnarok n’est pas terminé. Et je vais gagner cette fois. Cette pige est à moi ! Toutes ces garces de Danoises aiment ça… mais celle-là, c’est une bombe ! (Il m’a fait un clin d’œil avec un sourire complice.) Ce n’est pas vrai ?