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De l’argent : d’abord les francs dans son portefeuille (que j’allais devoir changer), plus quatre-vingt-cinq dollars. Trois mille autres dans le tiroir du bureau où se trouvait la petite trousse dans laquelle Margrethe avait pris la montre, la bague et les boutons de chemise. J’en conclus que Margrethe avait conservé pour moi le produit du pari que j’avais fait (ou que Graham avait fait) avec Forsyth, Jeeves et Henshaw. On dit qu’il y a un Dieu pour les ivrognes et les idiots. Dans mon cas, il opérait par Margrethe interposée.

Je trouvai encore quelques articles divers, sans rapport avec mon problème immédiat : des livres, des souvenirs, du dentifrice, etc.

Pas de passeport.

Quand je me suis aperçu que je n’avais découvert aucun passeport lors de cette première fouille, j’ai recommencé. Cette fois, j’ai cherché systématiquement dans toutes les poches des vêtements de la penderie, j’ai fouillé à nouveau partout et même dans quelques coins inhabituels auxquels je n’avais pas pensé et susceptibles de dissimuler un petit fascicule de la taille d’un passeport.

Toujours rien. Certains touristes prennent la précaution de garder leur passeport sur eux quand ils quittent le bord. Pour ma part, je préfère le laisser si cela est possible car, lorsque vous perdez votre passeport, vous n’êtes pas au bout de vos ennuis. Ainsi, la veille, je n’avais pas pris le mien… et il était donc à présent au diable Vauvert, au pays de cocagne, en tout cas là où le Motor Vessel Konge Knut était parti. Mais où était-ce ? En tout cas, ce n’était pas le moment de réfléchir. J’avais trop à faire dans ce nouveau monde si étrange.

Si Graham avait bien pris son passeport en descendant à terre, la veille, alors il avait disparu avec lui, il l’avait suivi à travers cette fissure dans la quatrième dimension. Oui, c’était comme ça que je commençais à me figurer les choses.

Pendant que je fulminais sur place, quelqu’un glissa une enveloppe sous la porte de ma cabine.

Je l’ouvris aussitôt. A l’intérieur, se trouvait la facture du commissaire pour « mes » dépenses à bord (celles de Graham). Graham avait-il eu l’intention de quitter le bateau à l’escale de Papeete ? Sûrement pas ! Si tel était le cas, j’étais en rade sur ces îles pour une durée indéterminée.

Mais ce n’était peut-être pas ça. En fait, ça ressemblait plutôt à une routine. Le relevé de fin de mois.

La note de bar de Graham me fit hausser les sourcils… jusqu’à ce que je remarque certains détails qui me choquèrent encore plus, mais pour une tout autre raison. Le fait qu’un Coca-cola coûte deux dollars ne signifie pas que le coca soit plus grand mais seulement que le dollar est plus petit.

Je savais donc à présent pourquoi un pari de trois cents dollars dans… ou disons, de l’autre côté, donnait trois mille dollars de ce côté-ci.

Si je devais vivre dans ce monde il allait falloir que je rectifie mes habitudes mentales au sujet des prix. Considérer les dollars comme une monnaie étrangère et convertir tous les prix dans ma tête jusqu’à ce que j’y sois accoutumé. Par exemple, si les tarifs du bord étaient représentatifs, un très bon dîner, avec steak ou côte de bœuf, dans un restaurant de première catégorie, disons au Mark Hopkins ou à l’hôtel Brown Palace, un pareil festin pouvait coûter jusqu’à dix dollars. Fichtre !

Si l’on comptait les cocktails et le vin, l’addition pouvait aller jusqu’à quinze dollars ! Une semaine de salaire. Dieu merci, je ne bois pas !

Pardon ? Tu ?…

Ecoutez… hier soir, c’était une occasion très spéciale.

Vraiment ? On dit qu’on ne perd sa virginité qu’une fois. En ce cas, elle est bel et bien partie pour toujours. Mais qu’est-ce que tu buvais donc quand on a éteint les lumières ? Un zombie danois ? Tu n’en aimerais pas un en cet instant ? Rien que pour assurer ta stabilité ?

Non, jamais plus !

C’est ça, au revoir mon vieux !

J’avais encore une chance, et une chance très solide. Du moins je l’espérais. La trousse que Graham utilisait en guise de boîte à bijoux contenait une clé. Elle portait le numéro 82. Si le destin consentait à me sourire, elle devait ouvrir un coffre dans le bureau du commissaire.

(Et si le destin m’était vraiment contraire, cette clé ouvrait un coffre dans une banque, quelque part dans un des quarante-six Etats, et je ne trouverais jamais cette banque. Mais, inutile d’imaginer davantage d’ennuis ; j’avais largement mon compte pour le moment…)

Je suis descendu d’un pont vers l’avant du bateau.

— Bonjour, commissaire.

— Ah, monsieur Graham ! C’était une merveilleuse soirée, n’est-ce pas ?

— Certainement. Encore une comme ça et je rends l’âme.

— Oh, allons donc ! Ça m’étonnerait de la part d’un homme qui peut traverser le feu. En tout cas, vous aviez l’air de vous amuser… et moi aussi. Que pouvons-nous pour vous, cher monsieur ?

Je lui ai présenté la clé que j’avais trouvée.

— Est-ce la bonne ? Ou bien est-ce celle de ma banque ? Je n’arrive jamais à me rappeler…

Il la prit.

— Mais c’est la nôtre. Poul ! prenez ceci et apportez-moi le coffret de M. Graham. Monsieur Graham, voulez-vous bien faire le tour de ce bureau et vous asseoir ?

— Oui, merci. Euh… dites-moi, auriez-vous un sac ou quoi que ce soit qui puisse correspondre au contenu de cette boîte ? Il faudrait que je l’emmène jusqu’à mon bureau pour quelques notations.

— Un sac… Mmm, voyons… Je peux m’en procurer un à la boutique-cadeaux mais… dites-moi, combien de temps ce travail va-t-il vous prendre ? Pourriez-vous avoir fini vers midi ?

— Oh, très certainement.

— En ce cas, vous n’avez qu’à emporter la boîte jusqu’à votre cabine. Le règlement s’y oppose, certes, mais je me suis aussi donné pour règle de le transgresser si besoin est. Mais tâchez d’être là à midi. Nous fermons de midi à treize heures – ce sont les lois de l’Union – et si je suis obligé de vous attendre ici pendant que mes employés sont partis déjeuner, vous serez obligé de m’offrir un verre.

— Je vous en offrirai un quoi qu’il arrive.

— Moi aussi. Tenez. Et n’allez pas au feu avec.

Posé sur le dessus dans le coffret, il y avait le passeport de Graham. Quelque chose se dénoua dans ma poitrine. Je ne connais pas de sentiment plus désespéré que de se trouver loin de l’Union sans passeport… même s’il ne s’agit pas vraiment de l’Union. Je l’ai ouvert et j’ai regardé la photo agrafée sur la première page. Ressemblais-je vraiment à ça ? Je suis allé dans la salle de bains et j’ai comparé mes traits avec ceux du visage du passeport.

C’était assez ressemblant, selon moi. On ne peut attendre mieux d’une photo de passeport. J’ai placé la photo devant le miroir et, cette fois, la ressemblance a été meilleure. Mon vieux, tu as le visage asymétrique… et vous aussi, monsieur Graham.

Mon petit ami, si je dois vraiment assumer en permanence ton identité – et il semble, de plus en plus, que je n’aie guère le choix –, c’est un soulagement de savoir que nous nous ressemblons à ce point. Les empreintes ?

Nous arrangerons cela le moment venu. Selon toute apparence, les U.S.A. n’exigeaient pas d’empreintes sur leurs documents officiels. Cela me convenait. Profession : cadre. Mais dans quelle entreprise ? Une société funéraire ? Une chaîne mondiale d’hôtels ? Ça, ça n’était pas difficile à trouver mais tout bonnement impossible.

Adresse : aux bons soins de O’Hara, Rigsbee, Crumpacker et Rigsbee, avoués, appartement 7000, Smith Building, Dallas.

Chouette ! Une simple boîte postale. Pas d’adresse de bureau, pas de domicile, pas de profession. Sacré cachottier ! Je te cognerais volontiers sur le museau !