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(Il ne doit pourtant pas être si déplaisant que ça. Margrethe en pense même beaucoup de bien. Ouais… mais il a intérêt à ne pas laisser traîner ses pattes sur elle. Il en profite ? Ce n’est pas juste. Mais qui profite d’elle ? Attention, mon garçon, tu fais de la dissociation de personnalité.)

Une enveloppe était glissée sous le passeport, avec la copie enregistrée de son billet – et il avait bien pris la croisière complète – de Portland à Portland. Mon frère, à moins que tu ne montres le bout de ton nez avant six heures, tu m’offres le voyage de retour ! Mais tu pourras peut-être te servir de mon billet pour l’Amiral Moffett. Je te souhaite bonne chance.

Encore divers papiers et j’aperçus dix épaisses enveloppes scellées, de format commercial. J’en ai ouvert une.

J’y ai trouvé des coupures de mille dollars. Il y en avait cent.

J’ai vérifié rapidement le contenu des autres enveloppes. Il était identique. Un million de dollars en liquide.

5

Le méchant prend la fuite sans qu’on le poursuive, Le juste a de l’assurance comme un jeune lion.
Proverbes, 28:1

Osant à peine respirer, je me suis servi d’un ruban de papier gommé que j’avais trouvé dans le bureau de Graham pour refermer les enveloppes. J’ai tout remis dans le coffret à l’exception du passeport que j’ai enfermé avec ces trois mille dollars qui étaient « les miens » dans le tiroir du petit bureau. Ensuite, je suis retourné vers le commissaire en portant le coffret avec le plus grand soin.

Un autre homme était derrière le bureau mais j’ai aperçu le commissaire à l’intérieur et j’ai attiré son attention.

— Hello ! Vous voilà déjà de retour ?

Il est sorti.

— Oui. Pour une fois, tout était en règle.

Je lui ai remis le coffret.

— Je devrais louer vos services. Ici, rien ne cadre jamais. En tout cas jamais avant minuit. Bon, allons prendre un verre. J’en ai besoin.

— Moi aussi !

Le commissaire m’a précédé vers l’arrière, jusqu’à un bar à ciel ouvert que je n’avais pas remarqué sur le plan du bâtiment. Le pont supérieur s’achevait à cet endroit et celui sur lequel nous nous trouvions, le pont D, se poursuivait en pont-promenade. Nous marchions sur un très beau plancher de teck. L’extrémité du pont C formait un auvent sur lequel on avait tendu des écrans de toile. Sur de longues tables, disposées à angle droit du bar, un somptueux buffet était présenté et les passagers faisaient la queue. Un peu plus loin, vers la poupe, des cris, des rires et des bruits d’éclaboussement venaient de la piscine.

Le commissaire me conduisit jusqu’à une petite table occupée par deux jeunes officiers.

— Vous deux, sautez par-dessus bord.

— Tout de suite, commissaire.

Ils se levèrent immédiatement, prirent chacun leur verre de bière et s’éloignèrent vers l’arrière. L’un d’eux m’adressa un sourire en inclinant la tête comme si nous nous connaissions. Je répondis à son salut par un Hello ! sonore.

La table était en partie abritée du soleil par un vélum et le commissaire me demanda :

— Désirez-vous vous asseoir au soleil et regarder les filles, ou à l’ombre pour vous détendre ?

— Les deux. Choisissez votre place, je prendrai l’autre.

— Mmm… Nous allons déplacer un peu la table et nous nous assiérons tous deux à l’ombre. Voilà, nous y sommes.

Il s’assit, le regard tourné vers l’avant, et je me retrouvai forcément face à la piscine – ce qui confirma ce que je pensais avoir vu au premier regard : pour se baigner à bord, point n’était besoin de maillot de bain.

Si j’avais réfléchi un instant, j’aurais logiquement pu le déduire, mais tel n’avait pas été le cas. La dernière fois que j’avais vu des gens se baigner sans maillot, je devais avoir douze ans à peine et ce privilège était strictement réservé aux jeunes enfants de sexe mâle.

— J’ai dit : que voulez-vous boire, monsieur Graham ?

— Oh ! désolé, je ne vous avais pas entendu.

— Je sais. Vous admirez le spectacle. Ce sera quoi ?

— Eh bien… Un zombie danois.

Il haussa les sourcils.

— A cette heure !… Vous savez que c’est foudroyant. Mmm… (Il fit signe du doigt à quelqu’un qui se trouvait derrière moi.) Viens ici, ma jolie.

Je levai les yeux pour voir la serveuse. Je la dévisageai une fois, puis une seconde fois. Je me souvins de l’avoir vue au travers des brumes de l’alcool la veille au soir. C’était une des deux rousses de la troupe de hula.

— Va dire à Hans que je veux deux silver fizz. Tu t’appelles comment, ma poulette ?

— Monsieur Henderson, si vous faites encore mine de ne pas vous rappeler mon nom, je renverse le contenu de votre verre sur votre crâne dégarni.

— D’accord, mignonne. Maintenant, dépêche-toi. Et remue-moi ces gros mollets.

Elle eut un reniflement de mépris et s’éloigna d’une démarche souple. Ses jambes étaient longues et gracieuses.

— Une très chic fille, poursuivit le commissaire. Ses parents habitent tout près de chez moi à Odense. Je l’ai connue bébé. Oui, Bodel est vraiment très chouette. Elle poursuit des études de chirurgien-vétérinaire. Plus qu’un an.

— Vraiment ? Mais comment peut-elle étudier et faire ce qu’elle fait ?

— La plupart de nos filles sont inscrites à l’université. Certaines sont en vacances d’été, d’autres ont pris un congé. La mer, des distractions et de l’argent de côté pour le prochain trimestre. Lorsque je recrute, je donne toujours la préférence aux filles qui poursuivent leurs études universitaires. On peut leur faire confiance et elles parlent plusieurs langues. Regardez votre stewardess, Astrid ?

— Non, Margrethe.

— Ah, oui, c’est vrai. Vous êtes dans la 109. Astrid est à bâbord et c’est Margrethe qui est de votre côté. Margrethe Svensdatter Gunderson. Institutrice. Anglais et histoire. Connaît quatre autres langues – sans compter les langues Scandinaves – et possède deux licences pour deux de ces langues. En congé d’une année de l’Ecole H.C. Andersen. Je suis certain que c’est son dernier voyage.

— Ah ? Pourquoi ?

— Elle va épouser un riche Américain. Etes-vous riche vous-même ?

— Moi ? Est-ce que j’en ai l’air ?

Etait-il possible qu’il sût ce qu’il y avait dans le coffret fermé à clé ? Grands dieux, que peut-on faire d’un million de dollars qui ne vous appartient pas ? Je ne peux quand même pas tout jeter par-dessus bord. Mais pour quelle raison Graham voyageait-il avec une pareille somme en liquide ? Je pouvais imaginer plusieurs raisons, toutes mauvaises. Et toutes pouvaient m’amener plus d’ennuis que je n’en avais jamais connu.

— Les riches Américains n’ont jamais l’air d’être ce qu’ils sont. Ils s’entraînent pour ne pas le laisser voir. Je parle des Américains d’Amérique du Nord, bien entendu. Les Sud-Américains sont d’une tout autre espèce. Ah, merci, Gertrude. Tu es une gentille fille.

— Vous voulez vraiment ce verre sur votre tonsure ?

— Et toi, tu veux que je te jette tout habillée dans la piscine ? Fais attention, coquine, sinon je vais le dire à ta mère. Pose ça là et donne-moi la note.

— Il n’y en a pas. Hans voulait offrir un verre à M. Graham. Alors il a décidé de vous en offrir un aussi.

— Eh bien, tu lui diras que c’est comme ça que le bar perd de l’argent. Dis-lui aussi que je retiendrai ça sur son salaire.