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C’est comme ça que j’ai bu deux silver fizz au lieu d’un. Et j’étais en route pour un désastre en tout point semblable à celui de la veille quand M. Henderson décida que nous devions manger. Je voulais un troisième fizz. L’effet des deux premiers avait été bénéfique : j’avais cessé de me tourmenter à propos de cette boîte insensée remplie d’argent pour me consacrer plus attentivement au spectacle des abords de la piscine. Je découvrais qu’une vie entière de conditionnement pouvait être balayée en vingt-quatre heures à peine. Ce n’était pas un péché que de contempler la nudité féminine sans voiles. C’était un spectacle aussi charmant et innocent que de regarder des fleurs ou des chatons – quoiqu’en plus distrayant, il fallait le reconnaître.

Je manifestai le désir d’un troisième verre. M. Henderson s’y opposa. Il appela Bodel et lui glissa quelques mots rapides en danois. Elle s’éloigna pour revenir un instant plus tard avec un plateau lourdement chargé : des smorgasbord, des boulettes de viande chaudes, des pâtisseries fourrées de crème glacée, du café très fort, le tout en quantité généreuse.

Vingt-cinq minutes après, si je savourais toujours le spectacle des jeunes filles près de la piscine, je n’étais plus en roue libre vers une nouvelle catastrophe alcoolique. J’étais même redevenu sobre et lucide au point de comprendre que non seulement je ne pourrais pas résoudre mes problèmes par l’alcool, mais que je devais même le bannir jusqu’à ce que je les aie résolus – puisqu’il était évident que je ne savais pas maîtriser les boissons fortes. L’oncle Ed avait raison : il faut de l’entraînement pour le vice, ainsi qu’une longue pratique ; autrement, et pour des raisons strictement pragmatiques, la vertu dominerait, même après que l’instruction morale aurait cessé son effet.

Ma morale personnelle n’exerçait certainement plus aucun effet sur moi. Dans le cas contraire, je ne serais pas resté tranquillement sur mon derrière, à reluquer des corps de femmes dénudés, un verre d’élixir du diable à la main.

Je m’aperçus que je n’éprouvais même pas l’ombre d’un remords de conscience à propos de quoi que ce fût. Mon seul regret était pour l’alcool : je savais avec tristesse et certitude que je ne pouvais pas en supporter autant que j’aurais aimé en boire. Facile est la descente dans l’Averne[7].

M. Henderson se leva.

— Nous allons aborder dans moins de deux heures et j’ai quelques comptes à boucler avant que l’agent ne monte à bord. Merci pour ce bon moment.

— C’est moi qui vous remercie, monsieur ! Tusind tak ! C’est comme ça qu’on dit ?

Il a souri et s’est éloigné. Je suis resté seul durant un moment à réfléchir. Nous serions à quai dans deux heures et nous étions censés rester au port durant trois heures. Comment pouvais-je profiter de l’occasion ? Me rendre au consulat américain ? Et pour dire quoi au consul ? Cher monsieur, je ne suis pas celui que l’on croit et je viens tout juste de découvrir ce million de dollars…

Ridicule !

Ne rien dire à personne, prendre ce million, descendre à terre et me débrouiller pour attraper le prochain vaisseau aérien à destination de la Patagonie ?

Impossible. Ma morale avait fondu – apparemment, elle n’avait jamais été très résistante mais il me restait encore ce préjugé à l’égard du vol. Non seulement c’est mal, mais cela manque de dignité.

C’était déjà très mal de porter les vêtements de Graham.

Prendre les trois mille dollars qui te reviennent « de droit », descendre à terre, attendre que le bateau prenne le large, puis regagner l’Amérique par le meilleur moyen ?

Idée stupide ! Tu finirais dans une prison tropicale et cet acte idiot ne serait pas très profitable à Graham. Tu n’as pas le choix, imbécile : il faut que tu restes à bord et que tu attendes que Graham réapparaisse. Il ne viendra pas, d’accord, mais il y aura peut-être quelque chose, un message sans fil. C’est ça : fais-toi un sang d’encre jusqu’à ce que le bateau lève l’ancre. Et alors, tu pourras remercier Dieu qui t’offre ce voyage de retour jusqu’à son pays. Pendant que Graham fera la même chose à bord de l’Amiral Moffett. Je me demande si ça lui plaît qu’on l’appelle Hergensheimer. Mieux que « Graham » pour moi, j’en suis certain. Hergensheimer, ça a de la classe, au moins.

Je me suis levé et je suis passé sur l’autre bord. J’ai escaladé deux ponts jusqu’à la bibliothèque. Elle était déserte. Il n’y avait qu’une femme qui était absorbée par un puzzle de mots croisés. Ni l’un ni l’autre ne souhaitions être dérangés, ce qui nous mettait en bonne compagnie. La plupart des armoires à livres étaient fermées et le bibliothécaire n’était pas là, mais j’ai déniché une vieille encyclopédie fatiguée, ce qui était exactement ce qu’il me fallait pour commencer.

Deux heures après, une secousse m’a averti que nous venions de mettre les amarres. Nous étions arrivés. J’avais le cerveau tout empli d’une histoire étrange et d’idées plus étranges encore. Et je n’ai rien réussi à digérer. Pour commencer, dans ce monde-ci, William Jennings Bryan n’avait jamais été président. C’était McKinley qui avait été élu à sa place en 1896. Il avait renouvelé deux fois son mandat et un certain Roosevelt lui avait succédé.

Quant aux présidents du XIXe siècle, je n’en connaissais aucun.

Au lieu du siècle de paix que nous avions connu avec notre tradition de neutralité, les Etats-Unis avaient été sans cesse engagés dans des guerres extérieures : en 1899, de 1912 à 1917, en 1932 (contre le Japon !), de 1950 à 1952, de 1980 à 1984, et jusqu’à cette année, ou du moins jusqu’à la publication de cette encyclopédie. Toutefois, Le Skalde du Roi ne faisait pas état d’une guerre en cours.

Derrière la vitre d’une des armoires, j’ai repéré plusieurs livres d’histoire. Si j’étais encore à bord d’ici trois heures, j’avais la ferme intention de me mettre à la lecture de tous les ouvrages d’histoire de la bibliothèque pendant le long voyage de retour vers l’Amérique.

Mais les noms des présidents et les dates des guerres n’étaient pas mon besoin le plus urgent car ils n’étaient pas d’un intérêt quotidien. Ce qu’il me fallait apprendre avant tout, si je voulais éviter d’aller de l’embarras à la catastrophe, c’étaient les différences entre ce monde et le mien quant à la manière dont les gens vivaient, parlaient, se comportaient, mangeaient, buvaient, jouaient, priaient ou aimaient. Et, durant toute mon éducation, j’aurais tout intérêt à parler le moins possible pour écouter le plus possible.

J’avais eu autrefois un ami dont la connaissance en histoire semblait limitée à deux dates : 1492 et 1776. Il arrivait même à confondre les événements entre ces deux seules dates. Son ignorance dans les autres domaines était tout aussi absolue ; néanmoins, il gagnait très bien sa vie avec sa société de pavage et de revêtement.

Il n’est pas utile d’avoir une éducation très profonde pour se comporter comme un animal économique et social… du moment que l’on sait comment se nettoyer le nombril. Mais une simple petite faute dans les coutumes locales et vous risquez d’être lynché.

Je me demandai comment Graham s’en tirait, lui. Je pris conscience que sa situation était certainement bien plus risquée que la mienne… pour autant que j’assume le fait (et apparemment je devais bien l’assumer) que nous avions simplement permuté. Il semblait que mon éducation me donnait l’air quelque peu excentrique ici mais, avec ses habitudes, Graham, lui, risquait de sérieux ennuis dans mon monde à moi. Un acte anodin, une remarque désinvolte, et il se retrouverait cloué au pilori. Ou pis.

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7

Hadès, l’Enfer de Dante. (N.d.T.)