Mais il irait au-devant d’un risque plus grave encore s’il essayait de se mettre pleinement dans ma peau, s’il faisait vraiment cet effort. Une petite explication : pour le premier anniversaire de notre mariage, j’avais offert à Abigail une édition fantaisie de La mégère apprivoisée. Jamais elle n’avait soupçonné mon geste de provocation. Elle avait un tel sens de son bon droit que jamais elle ne serait allée jusqu’à concevoir que, dans mon cœur, je la comparais à Kate. Si Graham comptait assumer mon rôle d’époux, leurs relations n’allaient pas manquer de devenir très intéressantes.
En toute conscience, je ne souhaiterais à personne d’avoir Abigail sur les bras. Mais je n’avais pas été consulté en l’occurrence et je n’ai pas versé des larmes de crocodile.
(Quel effet cela faisait-il de coucher avec une femme qui ne faisait pas constamment référence aux relations conjugales comme à des « devoirs familiaux » ?)
J’ai devant moi une encyclopédie en vingt volumes. Dix millions de mots contenant tous les faits majeurs de ce monde, faits et connaissances dont j’ai un besoin urgent. Que puis-je en extraire rapidement ? Par où commencer ?
Ce ne sont pas l’art grec, l’histoire égyptienne ou la géologie qu’il me faut… mais que voulais-je exactement ?
Bon, voyons ce que tu as remarqué en tout premier dans ce monde. Ce navire lui-même. Son aspect démodé comparé à la ligne profilée du M.V. Konge Knut. Ensuite, une fois à bord, l’absence de téléphone dans ta cabine de luxe. Et pas d’ascenseurs non plus. Autant de détails qui donnaient une ambiance de luxe du temps de grand-père.
Voyons donc la rubrique « bateaux », volume 18.
Et voilà ! Trois pages d’illustrations… toutes avec cette allure surannée, début de siècle. Par exemple le S.S. Britannia, le plus gros et le plus rapide des paquebots de l’Atlantique Nord : 2 000 passagers et seulement seize nœuds !
Passons à l’article général sur les « transports »…
Bien, bien, bien ! Tu n’es pas vraiment surpris, n’est-ce pas ? Il n’est pas question d’aéronefs. Consultons l’index… Aéronef : rien. Dirigeable : zéro. Aéronautique… Tiens, passons à « ballons »…
Ah, oui, un bon article sur l’ascension libre, sur Montgolfier et tous ces audacieux pionniers – et même sur la courageuse et tragique tentative d’assaut du Pôle Nord par Salon Andrée. Mais ou bien le Comte Zeppelin n’avait jamais existé, ou bien il ne s’était pas intéressé à l’aéronautique.
Il est possible qu’après avoir participé à la guerre de Sécession, il soit retourné en Allemagne pour s’apercevoir que l’atmosphère n’était pas favorable à l’idée des voyages dans l’atmosphère qu’il avait pratiqués dans l’Ohio, dans mon monde à moi. Quoi qu’il en soit, ce monde-ci ne connaissait pas les voyages aériens. Alex, si tu dois vraiment vivre ici, ça ne te dirait pas d’« inventer » l’aéronef ? De devenir un pionnier et un nabab, à la fois riche et célèbre ?
Qu’est-ce qui te fait croire que tu en serais capable ?
Eh bien, j’ai eu droit à mon premier vol alors que je n’avais que douze ans ! Je connais tout sur les aéronefs. Je pourrais en dessiner les plans à l’instant même…
Vraiment ? Alors dessine-moi les plans d’un moteur diesel léger, pas plus d’une livre par cheval-vapeur. Et spécifie l’alliage utilisé, les traitements thermiques, détaille-moi les diagrammes des cycles de fonctionnement, les carburants, les lubrifiants, précise les sources d’approvisionnement…
Mais on peut trouver tout ça !
Oui, certes, mais est-ce que toi, tu le peux ? Même en sachant que c’est possible ? Tu as oublié pour quelle raison tu as laissé tomber tes études d’ingénieur et décidé que tu avais la vocation sacerdotale ? Les religions comparées, l’homilétique, la critique des sources, l’apologétique, l’hébreu, le latin, le grec, tout cela exige de l’érudition… mais, pour la règle à calculer, il faut de l’intelligence.
Alors, tu es stupide ?
Est-ce que tu aurais vraiment marché sur le feu si tu avais été assez malin pour te défiler ?
Mais pourquoi ne m’as-tu pas arrêté ?
T’arrêter ? Tu ne m’écoutais même pas ! Cesse de tergiverser : quelle a été ta dernière remarque à propos de la thermodynamique ?
D’accord ! A supposer que je ne puisse y arriver moi-même…
Ça, c’est très grand de ta part.
Laisse tomber, veux-tu ? Le simple fait de savoir qu’on peut faire quelque chose, et deux tiers de la bataille sont gagnés. Je pourrais être directeur de la recherche afin de guider les efforts de jeunes ingénieurs particulièrement brillants. Ils m’apportent leur intelligence et moi je leur apporte ce que j’ai retenu de l’apparence d’un ballon et de la façon dont il fonctionne. O.K. ?
Oui, c’est correct comme division du travail : tu apportes ta mémoire et eux leur cerveau. Oui, comme ça, ça pourrait marcher. Mais pas sans fonds, ni si vite que ça. Comment comptes-tu t’y prendre pour financer le tout ?
Euh… et si je vendais des parts ?
Oui, souviens-toi de l’été où tu avais décidé de vendre des aspirateurs…
Oui, mais il y a toujours ce million de dollars.
Voyou !
— Monsieur Graham ?
Je levai les yeux de mes vastes plans pour découvrir une des employées du commissaire.
— Oui ?
Elle me tendit une enveloppe.
— C’est de la part de M. Henderson, monsieur. Il m’a dit que vous auriez probablement une réponse.
— Merci.
La note disait : « Cher monsieur Graham, j’ai ici trois hommes dans le carré qui me déclarent avoir rendez-vous avec vous. Leur allure ne me plaît guère, non plus que la manière dont ils parlent… et on trouve dans ce port des clients bien bizarres. Si vous n’attendez pas leur visite ou si vous ne souhaitez pas les voir, dites à ma messagère qu’elle n’est pas censée vous avoir trouvé. Je pourrai leur raconter que vous êtes descendu à terre. A.P.H. »
J’oscillai entre la curiosité et la prudence durant un long et très désagréable moment. Ce n’était pas moi qu’ils voulaient voir, mais Graham… et quoi qu’ils lui veuillent, je n’étais pas à même de leur donner satisfaction.
Mais tu sais ce qu’ils veulent !
Oui, je le soupçonne. Mais même s’ils ont un bon signé par saint Pierre lui-même, je ne peux pas leur donner ce satané million de dollars. A eux pas plus qu’à n’importe qui. Tu le sais.
Oui, je le sais, bien sûr. Mais je voulais être sûr que tu le savais. D’accord. Etant donné que, dans les circonstances présentes et quoi qu’il advienne, tu n’as pas l’intention de remettre à ces trois étrangers le contenu du coffret de Graham, pourquoi les rencontrer en effet ?
Parce qu’il faut que je sache ! Et maintenant, ferme-la.
Je levai la tête vers l’employée du commissaire.
— Voulez-vous dire à M. Henderson que je descends ? Et merci de vous être dérangée.
— C’était un plaisir, monsieur Graham… Euh… Je vous ai vu marcher sur les flammes. Vous avez été merveilleux !
— Je crois que j’avais perdu la tête. Mais… merci quand même.
Je me suis arrêté pour jauger les trois hommes qui m’attendaient en haut de l’échelle de coupée. Ils semblaient tous trois avoir été taillés dans le même moule et pour la même fonction : la menace. Il y avait un grand gabarit haut de près de deux mètres dont les mains, les pieds, les mâchoires et les oreilles souffraient d’hypertrophie glandulaire, un petit mignon quatre fois moins épais que le premier et un troisième avec des yeux de mort. Les muscles, la tête et le revolver… Ou bien était-ce un effet de mon imagination ?