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M. Henderson me força à demeurer allongé jusqu’à l’arrivée du docteur. Celui-ci m’ausculta et me déclara que tout allait bien. Je racontai quelques vagues histoires, quelques vérités approximatives et je réussis à m’en tirer. L’échelle de coupée avait été retirée entre-temps et, peu après, un choc sonore nous annonça que nous venions de quitter le quai.

Je ne jugeai pas nécessaire de raconter à quiconque que j’avais joué au water-polo au collège.

Les jours qui suivirent furent suaves, comme ces raisins qui poussent sur les pentes des volcans en activité.

Je parvins à faire la connaissance (la re-connaissance ?) de mes compagnons de table sans qu’un seul semble s’aviser de ma qualité de parfait étranger. J’apprenais leur nom en attendant simplement que quelqu’un s’adresse à l’un ou à l’autre par son nom. Je les enregistrais pour les utiliser plus tard. Tout le monde se montrait charmant avec moi ; non seulement je n’étais plus à l’écart, puisque le billet montrait que je participais à la croisière depuis le début, mais j’étais devenu une célébrité, pour ne pas dire un héros, en traversant le feu.

Je n’allais pas à la piscine. J’ignorais dans quelle mesure Graham avait pratiqué la natation et, ayant été « sauvé » de la noyade, je ne tenais nullement à révéler un niveau de pratique qui n’aurait nullement correspondu à mon « sauvetage ». De plus, même si je m’étais habitué à un degré de nudité qui m’eût choqué dans mon ex-vie, et même si je l’appréciais, d’ailleurs, je ne pensais pas que je pourrais me montrer nu sans perdre mon aplomb.

Quant au mystère que posaient Face-de-rat et ses gardes du corps, je n’entrevoyais aucune solution, aussi je le chassai de mon esprit.

La même règle s’appliquait au vaste mystère de Qui-suis-je ? et Comment-suis-je-là ? Je ne pouvais rien y changer et mieux valait ne pas me tourmenter. A bien y réfléchir, j’étais dans la même situation que n’importe quel humain vivant : nous ne savons pas qui nous sommes, d’où nous venons ni où nous allons. Mon dilemme n’était pas différent, seulement plus neuf.

Une chose que j’ai apprise au séminaire (la seule, peut-être), c’est à affronter calmement le mystère primitif de la vie, sans me laisser troubler par mon impuissance à le résoudre. Les prêtres honnêtes et les prêcheurs se voient refuser le réconfort de la religion. Au contraire, ils doivent vivre des récompenses austères de la philosophie. Je ne suis jamais devenu un métaphysicien mais j’ai appris en tout cas à ne pas me préoccuper de ce que je ne puis résoudre.

Je passais une bonne part de mon temps à la bibliothèque ou à lire sur une chaise de pont. Jour après jour, j’en apprenais un peu plus sur ce monde et je m’y sentais un peu plus chez moi. Les jours, ensoleillés et heureux, passaient comme un rêve d’enfance.

Et, chaque jour, Margrethe était là.

Je me sentais comme un jeune homme lors de son premier amour d’adolescent.

C’était une idylle bizarre. Nous ne pouvions pas parler d’amour. Ou bien c’était moi qui ne le pouvais pas, et elle n’en parlait pas. Elle était à mon service (ainsi qu’à celui d’autres passagers) et elle était aussi ma « mère » (pour les autres aussi ? Non, je ne le pensais pas… mais pouvait-on vraiment savoir…). Nos rapports étaient étroits mais pas intimes. Chaque jour, pendant ces moments délicieux où je la « payais » pour m’avoir fait mon nœud carré, elle se montrait douce et passionnée.

Mais seulement en ces moments-là.

Entre-temps, j’étais pour elle « M. Graham » et elle me donnait du « monsieur » avec un ton chaleureux et amical, mais pas amoureux. Elle aimait bavarder, debout sur le seuil de ma cabine, et elle avait très souvent des commérages à me rapporter. Mais son attitude restait constamment celle de la parfaite servante. Je rectifie : du parfait membre de l’équipage tout dévoué au service qui lui avait été assigné. Chaque jour, j’en apprenais un peu plus sur elle. Je ne lui découvris aucun défaut.

Pour moi, la journée commençait avec elle, généralement quand j’allais prendre mon breakfast. Je la rencontrais dans la coursive ou dans une cabine où elle faisait le ménage… C’était simplement : « Bonjour, Margrethe », et « Bonjour, monsieur Graham », mais il me semblait que le soleil attendait cet instant pour se lever.

Je la revoyais de temps en temps pendant la journée jusqu’à l’instant le meilleur, après qu’elle eut fait mon nœud. Ensuite, nos rencontres étaient très brèves et épisodiques jusqu’après dîner. Chaque soir, dès que le repas était fini, je regagnais ma cabine pour quelques minutes afin de me rafraîchir avant les activités de la soirée : spectacle, concert, jeux, à moins que ce ne fût un nouveau séjour à la bibliothèque. A cette heure, Margrethe se trouvait toujours quelque part sur la coursive tribord avant du pont C, faisant la couverture dans les cabines, préparant les bains, et ainsi de suite, tout pour que le confort de ses passagers fût total à l’heure du coucher. Et, une fois encore, je lui disais un petit Hello ! avant d’attendre dans ma chambre (quand elle ne m’avait pas déjà rejoint). Elle arrivait en tout cas peu après, ouvrait mon lit ou se contentait de me demander :

— Aurez-vous besoin d’autre chose ce soir, monsieur ?

Alors, avec un sourire, je lui répondais :

— Je n’ai besoin de rien, Margrethe. Merci.

Et elle me souhaitait bonne nuit ainsi qu’un bon sommeil, ce qui concluait ma journée quoi qu’il m’advînt de faire ensuite.

Bien entendu, chaque soir j’avais envie de répondre : Vous savez de quoi j’ai besoin !

Mais je n’y arrivais pas. En premier lieu : j’étais un homme marié. Oui, certes, mon épouse était perdue quelque part dans un autre monde (à moins que ce ne fût moi). Mais hors de la tombe, nous n’étions point déliés de notre serment. Et puis : si elle avait une liaison, c’était avec Graham (s’il s’agissait bien d’une liaison), et je ne faisais qu’emprunter la personnalité de Graham. Je n’avais pu me soustraire à ce baiser du soir (je ne suis pas un ange !) mais, par fidélité envers ma bien-aimée, je ne pouvais aller plus loin. Et puis aussi : un homme d’honneur ne saurait offrir moins que le mariage à l’objet de son amour… chose que je ne pouvais offrir, tant moralement que légalement.

Ainsi, on le voit, ces journées de bonheur étaient teintées d’amertume. Et chaque jour me rapprochait inexorablement du moment où je devrais bien quitter Margrethe avec la quasi-certitude de ne jamais la revoir.

Je ne pouvais même pas lui dire quelle perte cela représenterait pour moi.

Cependant, mon amour n’était pas ardent au point de ne pas me laisser espérer que notre séparation lui causerait quelque peine. A la façon mesquine et égoïste d’un adolescent, j’entretenais l’espoir qu’elle me regretterait aussi cruellement que moi. Tout cela était bien puéril, je l’avoue ! A ma décharge, je ne puis qu’avancer le fait que je n’avais connu jusque-là que l’« amour » d’une femme qui aimait Jésus si profondément qu’elle n’avait que peu d’affection réelle pour les créatures de chair et de sang.

Gardez bien cela à l’esprit : n’épousez jamais une femme qui passe trop de temps à prier.

Nous étions à dix jours de navigation de Papeete et le Mexique se dessinait presque à l’horizon quand notre idylle précaire prit fin. Depuis quelques jours, Margrethe m’avait paru de plus en plus distante. Je ne pouvais lui en vouloir car je n’avais pas d’indice précis et rien dont j’eusse pu me plaindre. La crise était intervenue un soir alors qu’elle faisait à nouveau mon nœud.