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Comme d’habitude, j’ai souri, je l’ai remerciée et je l’ai embrassée.

Puis je me suis interrompu alors qu’elle était encore entre mes bras et je lui ai demandé :

— Qu’y a-t-il ? Vous ne m’embrassez pas comme d’habitude. Est-ce mon haleine ?

— Monsieur Graham, m’a-t-elle dit d’un ton retenu, je crois que nous ferions aussi bien d’en rester là.

— Ah… Alors ce soir, c’est « monsieur Graham », n’est-ce pas ? Margrethe, qu’ai-je donc fait ?

— Mais rien !

— Mais… ma chérie, vous pleurez !

— Je suis désolée. Je ne voulais pas.

J’ai pris mon mouchoir et j’ai séché les larmes sur ses joues en lui disant avec douceur :

— Je n’avais pas l’intention de vous causer du chagrin. Il faut me dire ce qui ne va pas pour que je sache ce que je peux faire.

— Mais si vous l’ignorez, monsieur, je ne vois pas comment je pourrais vous l’expliquer.

— Vous ne voulez pas essayer ? Je vous en prie !

(Est-ce qu’elle était victime d’un de ces troubles cycliques qui sont le douloureux destin des femmes ?)

— Eh bien, monsieur Graham, je sais que ça n’aurait pu durer au-delà de la fin de la croisière et, croyez-moi, je ne l’espérais pas. Mais je suppose que, pour moi, c’était plus que pour vous. Mais il ne m’était jamais venu à l’esprit que vous pourriez y mettre un terme comme ça, sans explication, et aussi vite.

— Mais Margrethe… je ne comprends pas.

— Mais si, vous comprenez !

— Non, je ne comprends pas !

— Mais si, voyons ! Cela dure depuis onze jours. Chaque soir, je vous ai posé la question et chaque soir vous m’avez repoussée. Monsieur Graham, n’allez-vous pas me demander à nouveau de revenir plus tard ?

— Ah… mais c’est cela que vous vouliez dire ! Margrethe…

— Oui, monsieur ?

— Je ne suis pas M. Graham.

— Pardon ?

— Je m’appelle Hergensheimer. Et cela fait onze jours exactement que je vous ai vue pour la première fois de mon existence. Je suis désolé, vraiment désolé. Mais c’est la vérité.

7

Regardez-moi, je vous prie !

Vous mentirais-je en face ?

Job, 6:28

Margrethe est non seulement une femme adulte et civilisée mais aussi un réconfort tendre et précieux. A aucun moment elle n’a ouvert la bouche, ni juré ou dit des choses telles que : « Ah, non ! » ou : « Ça, je ne peux pas le croire ! » Dès ma première déclaration, elle est restée parfaitement immobile, calme, puis elle a dit tranquillement :

— Je ne comprends pas.

— Moi non plus, je ne comprends pas. Il s’est passé quelque chose quand j’ai traversé cette fosse ardente. Le monde a changé. Ce bateau (j’ai frappé la coque, tout près de nous), ce bateau n’existait pas avant. Et les gens m’appellent Graham alors que je sais que mon nom est Alexander Hergensheimer. Mais il ne s’agit pas seulement de moi et de ce bateau : il s’agit du monde entier. Avec une histoire différente. Des pays différents. Et pas d’aéronefs.

— Alec… qu’est-ce qu’un aéronef ?

— Eh bien, euh… Ça voyage dans les airs, comme un ballon. En fait, c’est un ballon, en un certain sens. Mais ça va beaucoup plus vite, à plus d’une centaine de nœuds.

Elle a réfléchi, très calme.

— Je pense que je trouverais cela très effrayant.

— Mais pas du tout. C’est le meilleur moyen de locomotion qui soit. Je suis arrivé en ballon, à bord du Comte Von Zeppelin des North American Airlines. Mais dans ce monde il n’y a pas d’aéronefs. C’est ce détail qui m’a finalement convaincu que ce monde est vraiment différent et qu’il ne s’agit pas d’un canular extrêmement compliqué auquel on se livre à mes dépens. Les voyages aériens sont une partie essentielle de l’économie du monde que j’ai connu, et s’ils n’existent pas, cela change tout. Par exemple, prenons… Hé, est-ce que vous me croyez ?

Margrethe m’a répondu lentement, patiemment :

— Je crois que c’est la vérité telle que vous la voyez. Mais celle que je vois est toute différente.

— Je le sais, et c’est bien ce qui rend tout cela si difficile. Je… écoutez, si vous ne vous hâtez pas, vous allez manquer le dîner, non ?

— C’est sans importance.

— Mais non. Il ne faut pas que vous sautiez les repas parce que j’ai commis une faute stupide et que je vous ai blessée dans vos sentiments profonds. Et si je ne me montre pas, Inga va envoyer quelqu’un pour voir si je ne dors pas ou n’importe quoi… Je l’ai déjà vue faire avec les autres convives. Margrethe – ma très chère Margrethe –, je voulais vous dire tout cela. J’ai attendu. Parce que j’avais besoin de vous parler. Maintenant, je le peux et il le faut. Mais c’est impossible en cinq minutes, comme ça. Quand vous aurez fini de préparer les lits, ce soir, est-ce que vous aurez un moment pour m’écouter ?

— Alec, pour vous, j’aurai toujours tout le temps qu’il faudra.

— Très bien. Alors, descendez et allez manger. Ensuite, moi aussi je descendrai ; veillez à ce qu’Inga ne soit pas sur mes talons, et nous nous retrouverons ici, après. D’accord ?

Elle a pris l’air pensif.

— D’accord, Alec. Voulez-vous m’embrasser encore une fois ?

C’est à cette condition qu’elle me croyait. Ou du moins qu’elle pouvait faire un effort pour me croire. Je ne me suis plus senti aussi inquiet. Et j’ai fait un très bon dîner, quoique rapide.

Quand je suis revenu, elle m’attendait. Elle s’est levée quand je suis entré. Je l’ai prise dans mes bras, je lui ai tapoté le nez, et puis, en la poussant par les épaules, je l’ai assise sur mon lit. Je me suis installé pour ma part dans l’unique fauteuil de la pièce.

— Ma très chère, est-ce que vous pensez que je suis fou ?

— Alec, vraiment, je ne sais que penser. (Là, elle reprenait un rien de son accent Scandinave, sous le coup de l’émotion, ainsi que je l’avais constaté tout au début. Pourtant, son anglais était tellement plus pur que le mien, et son accent plus agréable que le mien, qui évoquait une scie rouillée.)

— Je sais. J’ai eu le même problème. Il n’y a que deux façons de considérer la chose. Ou un événement incroyable a eu lieu quand j’ai traversé le feu, un événement qui a transformé le monde que j’ai connu, ou alors je suis complètement dingue. J’ai passé des jours et des jours à soupeser les faits… et le monde a bel et bien changé. Il n’y a pas que les aéronefs. Le kaiser Wilhelm IV ne répond plus à l’appel. A sa place, il y a une sorte de président stupide du nom de Schmidt. Des tas de choses comme ça…

— Je ne considère pas Herr Schmidt comme stupide. Pour les Allemands, en tout cas, c’est un bon président.

— Ça, ma chère, ça me regarde. Pour moi, un président allemand ne saurait être que stupide. L’Allemagne, dans mon monde à moi, est une des dernières monarchies occidentales dont le pouvoir soit sans limites. Le Tsar lui-même n’est pas aussi puissant.

— C’est à moi de parler, Alec. Il n’y a pas plus de kaiser que de tsar. Le monarque en place est le grand-duc de Moscovie et il ne prétend plus étendre son règne aux autres Etats slaves.

— Margrethe, nous disons l’un et l’autre la même chose. Le monde dans lequel j’ai vécu n’est plus. Il faut que j’apprenne tout à propos d’un monde différent. Mais pas totalement différent. La géographie ne semble pas avoir changé, et pas toute l’histoire. Les deux mondes semblent être identiques presque jusqu’au début du vingtième siècle. Disons jusqu’au dix-neuvième. Il y a une centaine d’années environ, quelque chose d’étrange s’est passé et les deux mondes se sont séparés… et, il y a à peu près douze jours, quelque chose de tout aussi étrange m’est advenu et j’ai été jeté dans ce monde-ci. (Je lui ai souri.) Mais je n’en suis pas malheureux pour autant. Et savez-vous pourquoi ? Parce que vous existez dans ce monde.