— Certainement. Mais ce test n’est pas pour moi, Alec. Je le savais déjà au fond de mon cœur. Et j’ai vu votre Croix du sud. Quelque chose est arrivé à votre mémoire mais vous êtes toujours vous… et un jour vous retrouverez vos souvenirs.
— Ce n’est pas aussi facile, très chère. Je sais que je ne suis pas Graham. Margrethe, avez-vous quelque idée du métier qu’il exerçait ? Et pour quelle raison il participait à cette croisière ?
— Faut-il vraiment que je dise « lui » ? Je ne vous ai jamais posé de questions sur votre profession, Alec. Et vous ne vous en êtes jamais ouvert à moi.
— Oui, je pense qu’il faut dire « lui », au moins jusqu’à ce que nous ayons vérifié cette empreinte. Etait-il marié ?
— A ce propos non plus il ne m’a rien dit, et je ne lui ai pas demandé.
— Mais vous avez laissé entendre… Non, vous m’avez dit tout net que vous aviez « fait l’amour » avec cet homme que vous pensez être moi, que vous aviez couché avec lui.
— Alec, est-ce que vous me le reprocheriez ?
— Oh, non, non, non ! (Mais c’était pourtant le cas, et elle le savait.) C’est votre affaire. Mais il faut que je vous dise que moi je suis marié.
Son visage se ferma.
— Mais Alec, je n’ai jamais cherché à vous entraîner au mariage.
— Graham, vous voulez dire. Pas moi, je n’étais pas là.
— Très bien, Graham. Alec Graham ne m’appartenait pas. Nous avons fait l’amour pour notre plaisir mutuel. La situation conjugale n’a pas été mentionnée par l’un ou l’autre de nous deux.
— Margrethe, je suis désolé d’avoir mentionné cela ! Mais il me semble que cela a quelque rapport avec ce mystère, c’est tout. Margrethe, me croirez-vous si je vous dis que je préférerais me casser un bras ou me crever un œil plutôt que de vous faire du mal ? Jamais, sous quelque forme que ce soit ?…
— Merci, Alec. Je vous crois.
— Tout ce que Jésus a jamais dit c’est : « Va et ne pèche plus. » Vous ne voudriez tout de même pas que je me montre plus sévère que Jésus ? Mais je ne vous juge pas. Je ne faisais que chercher à m’informer à propos de Graham. De sa profession, en particulier. Mmm… Avez-vous jamais soupçonné qu’il pouvait être mêlé à quelque chose d’illégal ?
Elle esquissa un sourire.
— Si j’avais soupçonné quoi que ce soit de tel, je crois que ma loyauté envers lui est si grande que je n’y aurais pas fait allusion. Puisque vous insistez tant pour n’être pas lui, je dois m’y tenir.
Touché[10] ! J’ai fait un sourire penaud. Est-ce que je devais lui parler du coffret ? Oui. Il fallait que je sois franc avec elle et que je la persuade qu’elle n’était pas déloyale envers moi/Graham si elle se montrait tout aussi franche.
— Margrethe, je ne posais pas ces questions au hasard et je ne tiens pas à me montrer indiscret sur des sujets qui ne me regardent pas. J’ai d’autres ennuis et j’ai besoin de votre conseil.
Ce fut à son tour de réagir.
— Alec… je ne donne pas souvent de conseils. Je n’aime pas ça.
— Puis-je vous parler de mes ennuis ? Vous n’aurez peut-être pas à me conseiller… mais vous serez peut-être à même de les analyser pour moi. (Je lui dis quelques mots de ce maudit million de dollars.) Margrethe, voyez-vous une raison légitime pour qu’un homme honnête voyage avec un million en liquide ? Des chèques de voyage, des lettres de crédit, des ordres de transfert, et même des actions au porteur, oui ! mais du liquide ? Et une somme pareille. Psychologiquement, c’est aussi incroyable que ce qui m’est arrivé dans la fosse ardente.
« Voyez-vous une autre façon de considérer le problème ? Une raison honnête pour laquelle un homme garderait une telle somme en liquide sur lui pendant un tel voyage ?
— Je ne me prononcerai pas.
— Mais je ne vous demande pas de juger. Je vous demande de faire un effort d’imagination et de m’expliquer pourquoi un homme pourrait avoir une telle somme sur lui. Une raison valable… N’importe quelle raison, aussi improbable soit-elle. Mais une raison.
— Il pourrait y en avoir de nombreuses.
— Vous pouvez m’en citer une ?
J’attendis, mais elle resta silencieuse. Je soupirai.
— Moi non plus, je n’en vois pas, dis-je. Il y a des tas de raisons criminelles, par contre. L’argent mal gagné circule toujours sous forme liquide. C’est tellement commun que la plupart des gouvernements – et même tous, je crois – supposent, a priori, que toute somme d’argent importante qui ne transite pas par une banque ou par l’administration est d’origine criminelle si l’on ne prouve pas le contraire. Ou encore de la fausse monnaie, ce qui est une idée encore plus déprimante. Le conseil dont j’ai besoin est le suivant : Margrethe, que dois-je en faire ? Il ne m’appartient pas. Je ne peux pas le faire sortir du bateau. Pour la même raison, je ne peux pas l’abandonner. Je ne peux même pas le jeter par-dessus bord. Alors, que dois-je en faire ?
Ma question n’était pas rhétorique : il fallait absolument que je trouve une réponse si je ne voulais pas finir en prison pour quelque crime commis par Graham. Jusqu’à présent, la seule réponse que j’avais pu envisager était d’aller voir la seule autorité à bord, c’est-à-dire le commandant, de lui raconter tous mes ennuis et de lui demander de bien vouloir assumer la consigne de cet encombrant million de dollars.
Ridicule. Cela ne m’apporterait que d’autres réponses, aussi nouvelles que mauvaises, dépendant du fait que le commandant me croirait ou non, et aussi de son honnêteté – ainsi que de quelques autres variables. Mais, dans toutes les issues que j’entrevoyais à cette confession, je finirais derrière les barreaux ou dans un asile de fous.
La façon la plus simple de résoudre cette situation était, après tout, de lancer par-dessus bord ces maudites enveloppes !
A cela, j’avais quelques objections morales. J’ai détourné quelques-uns des commandements et j’en ai contourné d’autres, mais de toute ma vie, je suis toujours resté financièrement honnête. Je vous accorde que, depuis quelque temps, ma fibre morale n’était pas aussi résistante que je l’avais cru mais, malgré tout, je n’étais nullement tenté de voler ce million, même pour le jeter à la mer.
Pourtant, il y avait une objection de taille : avez-vous déjà entendu parler d’un homme nanti d’un million de dollars et qui soit en mesure de le détruire ?
Vous, peut-être. Pas moi. Au mieux, je pourrais aller le confier au commandant mais je ne pouvais me résoudre à le détruire.
L’écouler une fois à terre ? Alex, dès l’instant où tu l’auras retiré de ce coffret, tu l’auras volé. Tu es prêt à détruire le respect que tu as de toi-même pour un million de dollars ? Pour dix millions ? Pour cinq dollars ?
— Eh bien, Margrethe ?
— Alec, il me semble que la solution est évidente.
— Oui ?
— Mais vous avez essayé de résoudre vos problèmes dans un ordre incorrect. D’abord, il faut que vous retrouviez la mémoire. Ensuite, vous saurez pourquoi vous avez cet argent sur vous. Vous verrez que c’est certainement pour une raison tout à fait logique et innocente. (Elle sourit.) Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous êtes un homme bon, Alec, pas un criminel.
Je ressentis un sentiment mêlé d’exaspération à son égard et de fierté pour l’opinion qu’elle avait de moi, mais l’exaspération l’emportait sur la fierté.