— Mais, bon sang, ma chère, je n’ai pas perdu la mémoire ! Je ne suis pas Alec Graham. Je m’appelle Alexander Hergensheimer, c’est le nom que j’ai porté toute ma vie et ma mémoire est claire. Vous voulez connaître le nom de mon institutrice ? Miss Andrews. Ou comment j’ai eu mon baptême de l’air à douze ans ? Parce que je viens vraiment d’un monde où les aéronefs survolent tous les océans et vont même jusqu’au Pôle Nord, où l’Allemagne est une monarchie, où l’Union Nord-Américaine a connu un siècle de paix et de prospérité, un monde dans lequel ce navire où nous sommes ce soir serait jugé si démodé et si pauvrement équipé, si lent que personne ne voudrait monter à bord. Je vous demande de m’aider. Je n’ai pas besoin d’un verdict psychiatrique. Si vous pensez que je suis fou, dites-le, et nous laisserons tomber le sujet.
— Je ne voulais pas vous mettre en colère.
— Ma chère ! Mais vous ne me mettez pas en colère. Je déversais simplement sur vous une partie de mes soucis et de mon inquiétude. Ce que je n’aurais pas dû faire. Pardonnez-moi. Mais j’ai de réels problèmes et ils ne seront pas résolus sous prétexte que vous prétendrez que c’est ma mémoire qui est en cause. Si cela était, le fait de le dire ne résoudrait rien : mes problèmes seraient toujours là. Mais je n’aurais pas dû me montrer irrité. Margrethe, vous êtes tout ce que j’ai… dans un monde qui est étrange et quelquefois effrayant pour moi. Je suis désolé.
Elle se laissa glisser de ma couchette.
— Il n’y a pas à être désolé, cher Alec. Mais cette discussion ne nous mènera à rien ce soir. Demain… demain, nous examinerons sérieusement cette empreinte, au grand soleil. Vous verrez que cela aura peut-être un effet instantané sur votre mémoire.
— Ou sur votre entêtement à vous, la plus belle d’entre les filles.
Elle sourit.
— Nous verrons cela demain. Maintenant, je pense que je dois aller me coucher. Nous avons atteint un point où nous répétons l’un et l’autre les mêmes arguments… et cela nous contrarie. Je ne le veux pas, Alec. Ce n’est pas bien.
Elle se retourna et se dirigea vers la porte, sans même s’approcher pour m’embrasser comme tous les soirs.
— Margrethe !
— Oui, Alec ?
— Revenez. Embrassez-moi.
— Le faut-il vraiment, Alec ? Vous êtes un homme marié.
— Euh… Pour l’amour du ciel, un baiser, ce n’est pas l’adultère.
Elle secoua tristement la tête.
— Il y a baiser et baiser, Alec. Je ne vous aurais pas embrassé ainsi que nous l’avons fait si je n’avais pas eu l’assurance heureuse que nous allions faire l’amour. Pour moi, c’est une chose agréable et innocente… mais pour vous ce serait l’adultère. Vous avez cité ce que le Christ a dit à la femme adultère. Je n’ai pas péché… et je ne vous obligerai pas à le faire.
A nouveau, elle se détourna pour sortir.
— Margrethe !
— Oui, Alec ?
— Vous m’avez demandé si j’avais l’intention de vous proposer de revenir plus tard. Je vous le demande à présent. Cette nuit. Reviendrez-vous ?
— Le péché, Alec. Pour vous, ce serait le péché… et cela le deviendrait pour moi, sachant ce que vous éprouvez.
— Le péché, je ne suis plus très sûr de savoir encore ce que c’est. Je vous désire maintenant… et je pense que vous me désirez aussi.
— Bonne nuit, Alec.
Et elle a disparu.
Après un moment, je me suis brossé les dents et lavé le visage, puis j’ai décidé qu’une autre douche me ferait du bien. Je l’ai prise à peine tiède et il m’a semblé que cela me calmait un peu. Mais, une fois au lit, je suis resté éveillé, me livrant à ce que j’appellerais des « réflexions » mais qui n’en étaient sans doute pas.
Je revécus en esprit toutes les fautes mineures que j’avais pu commettre au cours de ma vie, l’une après l’autre, les ravivant dans mes pensées, nettes et claires pour l’imbécile maladroit, inepte, vaniteux, stupide que j’avais été ce soir, qui avait blessé et humilié la meilleure et la plus douce des femmes qu’il eût jamais rencontrée.
Je suis capable de passer une nuit entière et vaine à me flageller quand je souffre d’une attaque particulièrement sévère de muflerie. Et celle-ci risquait de m’amener à contempler le plafond pendant plusieurs jours.
Pas mal de temps plus tard, après minuit, bien après, je fus éveillé par le bruit d’une clé dans la serrure. J’allumai à tâtons à l’instant précis où elle laissait tomber sa robe pour me rejoindre au lit. J’éteignis aussitôt.
Elle était tiède et douce, elle tremblait et pleurait. Je l’ai serrée tendrement contre moi et j’ai essayé de l’apaiser. Elle ne parlait pas et moi non plus. Nous en avions trop dit auparavant, surtout moi. En un tel instant, nous ne pouvions que nous étreindre et parler sans un mot.
Son tremblement finit par s’atténuer, puis cessa tout à fait et sa respiration redevint régulière. Elle soupira et me dit très doucement : – Je n’ai pas pu rester loin de toi.
— Margrethe, je t’aime.
— Oh, je t’aime tant que c’est comme si mon cœur me faisait mal !
Je pense que nous étions tous deux endormis lorsque la collision s’est produite. Je n’avais pas eu l’intention de m’endormir mais, pour la première fois depuis ma traversée du feu, j’étais paisible et calme et je m’étais laissé aller à m’assoupir.
D’abord, il y eut une secousse effroyable qui nous jeta presque à bas du lit, puis un craquement, un grincement épouvantable, assourdissant. J’allumai et je vis la coque se déformer à l’autre bout du lit. L’alerte générale retentit, mêlée au fracas. L’acier se tordit encore et craqua tout à coup. Quelque chose de froid, d’un blanc sale, se rua par la brèche. La lumière s’éteignit.
Je réussis à m’extraire de la couchette en entraînant Margrethe. Le bateau avait basculé à bâbord et nous avions glissé vers l’angle du pont et de la cloison. Je me cognai à la poignée de la porte, l’agrippai et m’y accrochai solidement de la main droite tout en maintenant Margrethe contre moi avec mon bras gauche. Le bateau bascula à tribord et des rafales de vent et d’eau s’engouffrèrent par la brèche : nous entendions et sentions sans voir quoi que ce fût. Le navire se stabilisa une fraction de seconde, puis roula à nouveau sur tribord. Je lâchai la poignée.
Je dois reconstituer ce qui advint ensuite : le noir absolu régnait et le bruit était infernal. Nous tombions. Pas un instant je n’ai lâché Margrethe et nous nous sommes retrouvés à la mer.
Apparemment, quand le vaisseau avait roulé sur tribord, nous avions été projetés par la brèche. Mais tout cela n’est que reconstitution. Tout ce que je sais, c’est que nous sommes tombés ensemble dans l’eau et que nous sommes descendus jusqu’à une certaine profondeur.
Mais nous sommes remontés à la surface. Margrethe était sous mon bras gauche, presque dans la position adéquate du sauvetage. J’ai jeté un bref coup d’œil autour de nous en prenant une bouffée d’air, et nous avons replongé. Le bateau était tout près de nous et avançait. Le vent était glacé et le bruit terrifiant. Il y avait quelque chose de très haut et de très sombre à quelque distance. Mais c’était le bateau qui m’effrayait, ou plutôt ses hélices. La cabine 109 était située à l’avant du bâtiment mais nous ne nous étions pas assez éloignés et nous risquions d’être transformés en hamburgers par les hélices. J’ai serré Margrethe et tenté de nager loin du vaisseau, agitant frénétiquement les jambes. J’ai ressenti un soulagement violent lorsque j’ai su que nous ne risquions plus d’être broyés sous le bateau… et je me suis cogné brutalement la tête dans l’obscurité.