Nous avons très vite découvert que la meilleure façon d’occuper cet espace de flottaison qu’offrait le matelas était de demeurer côte à côte, étendus sur le dos, bras et jambes écartés comme dans les dessins de Léonard de Vinci, afin d’occuper le maximum de surface.
— Tu vas bien, chérie ?
— Parfait.
— Tu as besoin de quelque chose ?
— En tout cas rien qui se trouve ici. Je suis bien, et détendue… et tu es avec moi.
— Moi aussi je suis bien. Mais que désirerais-tu si tu pouvais obtenir n’importe quoi ?
— Eh bien… Peut-être un sorbet au chocolat chaud.
J’ai réfléchi un instant.
— Non. Un sorbet au chocolat avec du sirop de marshmallow et une cerise dessus. Et aussi une tasse de café.
— Non, de chocolat. Mais je tiens à un sorbet avec du chocolat chaud. J’en ai pris le goût en Amérique. Au Danemark, nous mettons souvent de la crème glacée dans nos pâtisseries, mais jamais une crème chaude sur un dessert glacé. Non, ça ne nous est jamais venu à l’idée. Un double sorbet au chocolat chaud, voilà ce que je voudrais.
— D’accord. Je te l’offre si c’est vraiment ce que tu veux par-dessus tout. De toute façon, je suis un vrai pigeon. Et puis, tu m’as sauvé la vie.
Elle m’a tapoté la main.
— Alec, tu es drôle… Et je suis heureuse. Est-ce que tu crois que nous allons nous en sortir vivants ?
— Je ne sais pas, chérie. L’ironie suprême de la vie c’est que personne n’en sort vivant. Mais je vais te promettre une chose : je ferai tout mon possible pour t’offrir ce sorbet au chocolat chaud.
Nous nous sommes tous deux réveillés avec la lumière. Oui, j’ai dormi, et je sais que Margrethe aussi, car je me suis éveillé un peu avant elle. J’ai prêté l’oreille à ses ronflements doux et réguliers et je suis resté silencieux jusqu’à ce qu’elle ouvre les yeux. Je ne m’étais pas attendu à être capable de dormir mais (à présent) je n’en suis pas surpris – le lit était parfait, ainsi que le silence et la température ; nous étions, Margrethe et moi, aussi épuisés l’un que l’autre… et nous n’avions aucun sujet d’inquiétude ou de préoccupation car nous ne pouvions rien, mais vraiment rien faire avant le lever du jour. Je pense que j’ai dû m’endormir en pensant : Oui, Margrethe avait raison : un sorbet au chocolat chaud, c’est bien mieux qu’un sorbet au marshmallow. Je sais en tout cas que j’ai rêvé de sorbet : une sorte de cauchemar où je plongeais ma cuiller pour la porter à ma bouche… et découvrir qu’elle était vide. En fait, c’est ce qui a dû finir par me réveiller.
Margrethe a tourné la tête de mon côté, elle m’a souri et elle avait vraiment l’air d’un ange qui n’avait pas dépassé seize ans.
(Aux globes tendres de tes seins s’accrochent deux églantines… Ah, beauté à nulle autre pareille !)
— Bonjour, ma belle.
Elle a eu un petit rire tendre.
— Bonjour, mon prince charmant. Avez-vous bien dormi ?
— Margrethe, pour être franc, je n’ai pas dormi aussi bien depuis un mois. Bizarre. Maintenant, tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un bon petit breakfast au lit.
— Tout de suite, monsieur. C’est comme si c’était servi !
— Non, ne te donne pas cette peine. Je n’aurais pas dû parler de manger. On se contentera d’un baiser. Tu crois qu’on peut y arriver sans retomber à la mer ?
— Oui. Mais il faut faire très attention. Tourne-toi comme ça, là. Et ne bascule pas.
Ce fut un baiser symbolique et non l’un de ces baisers foudroyants qui étaient la spécialité de Margrethe. Nous veillions tous deux à ne pas mettre en péril la stabilité précaire de notre radeau de fortune. Et nous avions d’autres soucis en tête – moi en tout cas – pour ne pas nous permettre de replonger dans l’océan.
J’ai décidé d’aborder franchement le sujet, afin que nous ayons au moins une préoccupation commune.
— Margrethe, si j’en juge d’après la carte qui se trouvait à l’extérieur de la salle à manger, la côte mexicaine, à la hauteur de Mazatlan, devrait se trouver immédiatement à l’est. Je veux dire : quand s’est produit la collision ?
— Je ne sais pas.
— Et moi non plus. En tout cas, après minuit, je suis au moins sûr de ça. Le Konge Knut devait arriver au port à huit heures du matin. Donc, la côte ne devrait pas être à plus de cent cinquante kilomètres à l’est. Il se pourrait même qu’elle soit presque à portée. Il y a des montagnes dans cette direction et nous devrions les apercevoir quand le plafond nuageux se lèvera. Il s’est levé hier et il le fera peut-être encore aujourd’hui. Mon cœur, est-ce que tu es une bonne nageuse de fond ? Si nous voyons les montagnes, es-tu prête à tenter ta chance ?
Elle mit un certain temps à répondre.
— Alec, si tu le souhaites, nous tenterons notre chance, oui.
— Ce n’est pas exactement ce que je t’ai demandé.
— C’est exact. Dans des eaux tièdes, je crois que je peux nager aussi longtemps que nécessaire. J’ai nagé une fois dans la Grande Barrière de Corail, et l’eau était plus froide qu’ici. Mais, là-bas, Alec, il n’y a pas de requins. Ici, il y en a. J’en ai vu.
J’ai poussé un soupir.
— Je suis heureux que ce soit toi qui l’aies dit. Chérie, je pense que nous devrions rester ici et ne pas bouger. Ne pas attirer l’attention. Pour cette fois, je crois que je me passerai de breakfast. Et les requins s’en passeront eux aussi.
— On ne meurt pas très vite de faim.
— Mais nous ne mourrons pas de faim. Si on te donnait le choix, que préférerais-tu ? Mourir de faim ? Brûlée par le soleil ? Dévorée par les requins ? Mourir de soif ? Dans toutes les histoires de naufrages de Robinson Crusoé que j’ai lues, le héros invente toujours quelque chose. Mais je n’ai même pas un cure-dent. Faux : je t’ai toi, ce qui change tous les enjeux. Margrethe, je te le demande : que devons-nous faire ?
— Je pense qu’on va nous repêcher.
C’était ce que je pensais aussi, mais pour une raison dont je ne voulais pas discuter avec Margrethe.
— Je suis heureux de te l’entendre dire. Mais pourquoi le crois-tu ?
— Alec, es-tu déjà allé à Mazatlan ?
— Non.
— C’est un port de pêche très important. A la fois pour la pêche commerciale et la pêche sportive. Dès l’aube, des centaines de bateaux prennent la mer. Les plus gros et les plus rapides vont à des kilomètres au large. Si nous attendons, ils finiront par nous trouver.
— Ils peuvent nous trouver, veux-tu dire. L’océan est grand. Mais tu as raison : nager serait un suicide. Le mieux est de rester ici et de tenir.
— Alec, ils vont nous rechercher.
— Pourquoi ?
— Si le Konge Knut n’a pas coulé, le commandant sait où et quand nous sommes tombés à la mer. Quand il ralliera le port – peut-être en ce moment même – il demandera qu’on lance des recherches de jour. Et s’il a coulé, ils exploreront tout le secteur pour retrouver les survivants.
— Ça me paraît logique. (J’avais, quant à moi, une autre idée, pas très logique.)
— Notre problème, reprit Margrethe, est de rester en vie jusqu’à ce qu’ils nous retrouvent. D’éviter les coups de soleil, la soif et les requins, autant que possible. Et ça signifie qu’il faut bouger le moins possible. Quoique nous devrions nous tourner de temps en temps pour éviter les brûlures.
— Et prier pour que le ciel se couvre. Oui. Et nous pourrions aussi éviter de trop parler. Pour avoir moins soif, non ?