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Elle demeura ensuite silencieuse durant si longtemps que je finis par penser qu’elle appliquait d’ores et déjà cette règle. Mais elle dit :

— Mon amour, il se pourrait que nous ne survivions pas.

— Je le sais.

— Si nous devons mourir, j’aimerais mieux entendre le son de ta voix et je voudrais aussi pouvoir te dire que je t’aime – maintenant que je le peux – avec le faible espoir de vivre quelques minutes encore !

— Oui, ma douce, oui.

Malgré cette décision, nous avons très peu parlé. Je me contentais de toucher sa main et cela semblait lui suffire, à elle aussi.

Longtemps après – trois heures selon moi – j’entendis Margrethe étouffer un cri.

— Ça ne va pas ?

— Alec ! Regarde là-bas ! (Elle pointa un doigt et je levai les yeux.)

Ç’aurait dû être à moi de crier, cette fois, mais je crois que j’avais été plus ou moins préparé à ce que je voyais : Haut dans le ciel, une chose cruciforme, comme un oiseau qui planait, mais plus grand et nettement artificiel. Une machine volante…

Je savais que les machines volantes étaient une impossibilité : à l’école technique, j’avais suivi les cours du professeur Simon Newcomb, qui avait apporté la preuve mathématique que les efforts du professeur Langley et de tous les autres pour construire un aérodyne capable d’emporter un homme dans les airs étaient vains et inutiles, car il était aisé de prouver par la théorie qu’un appareil assez important pour emmener un homme ne pourrait porter la pile à énergie thermique nécessaire pour l’enlever du sol.

Tel était le dernier mot de la science à propos de cette folie. Il fallait cesser de gaspiller l’argent de la nation pour de telles fumisteries. Le budget de la recherche et du développement avait été entièrement consacré, et très justement, aux aéronefs, et avec un succès immense et mérité.

Néanmoins, durant ces derniers jours, j’avais été amené à considérer le concept d’impossibilité sous un angle nouveau. Et quand cette véritable machine volante apparut dans le ciel, au-dessus de nos têtes, je ne fus pas absolument surpris.

Je pense que Margrethe dut retenir son souffle jusqu’à ce qu’elle ait fini de nous survoler pour glisser vers l’horizon. Je dus, pour ma part, m’efforcer de respirer calmement ; cette chose avait été si belle, si rapide, harmonieuse et argentée. Je n’avais pu me faire une idée de sa taille réelle, mais, si ces taches sombres que j’avais distinguées sur ses flancs étaient des fenêtres, alors elle devait être énorme.

Je n’avais pu voir ce qui la faisait avancer.

— Alec… est-ce un aéronef ?

— Non. Du moins ce n’est pas ce que je voulais dire par aéronef quand je t’en ai parlé. Je dirais que c’est une machine volante. Mais c’est tout ce que je peux dire. Je n’en ai encore jamais vu de semblables. Pourtant, je peux être certain d’une chose, à présent, une chose très importante.

— Oui ?…

— Nous n’allons pas mourir… et je sais aussi pourquoi le bateau a été coulé.

— Pourquoi, Alec ?

— Pour m’empêcher de vérifier cette empreinte.

9

Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez recueilli.

Evangile selon Saint Matthieu, 25:35

— Ou, pour être plus exact, l’iceberg était là et la collision s’est produite pour m’empêcher de comparer mon empreinte de pouce à celle qui figure sur le permis de conduire de Graham. Le bateau n’a peut-être pas coulé, ce n’était pas vraiment nécessaire au plan.

Margrethe n’a pas pipé mot et j’ai ajouté très doucement :

— Allez, chérie, dis-je. Délivre-toi. Je ne me fâcherai pas. Je suis dingue. Paranoïaque.

— Alec, je n’ai pas dit ça. Je ne le pense pas.

— Non, tu ne l’as pas dit. Mais, cette fois, mon aberration ne saurait s’expliquer par une perte de mémoire. Si nous avons vu la même chose, toi et moi, bien sûr. Qu’as-tu vu exactement ?

— J’ai vu quelque chose d’étrange dans le ciel. Et je l’ai entendu aussi. Tu m’as dit que c’était une machine volante.

— Eh bien, je pense que c’est comme ça qu’on devrait l’appeler… mais on peut aussi dire, euh… appelons ça « biglodouille ». Quelque chose de nouveau, de bizarre. Et comment était ce biglodouille ? Tu peux me le décrire ?

— C’était quelque chose qui se déplaçait dans le ciel. Il est arrivé de là, il est passé juste au-dessus de nous, et il a disparu par là. (Elle désignait ce qui, selon moi, était le nord.) Cela avait la forme d’une croix, d’un crucifix. Et il y avait des renflements sous la potence. Quatre, je crois bien. Sur le devant, il y avait des yeux. Comme ceux d’une baleine. Et des nageoires à l’arrière. Oui, c’était comme une baleine avec des ailes. Alec… Une baleine qui vole dans le ciel !

— Tu penses que c’était vivant ?

— Eh bien… je ne sais pas. Non, je ne crois pas. Je ne sais que penser.

— Moi, je ne crois pas que c’était vivant. Je suppose plutôt qu’il s’agissait d’une machine. Une machine volante, oui. Un bateau, en quelque sorte, avec des ailes. Mais, quoi qu’il en soit – baleine volante ou machine – est-ce que tu as déjà vu une chose pareille ?

— Alec, c’était tellement bizarre que j’ai du mal à croire que je l’ai vraiment vue…

— Je comprends. Mais c’est toi qui l’as aperçue la première et qui me l’as montrée. Ce n’est pas moi qui t’ai influencée afin que tu croies l’avoir vue.

— Tu serais incapable de ça.

— Oui, c’est vrai. Mais je suis content que tu l’aies vue la première, ma belle. Car cela signifie qu’elle existe bel et bien, que ce n’est pas un produit de mon imagination fiévreuse. Cette chose ne vient pas du monde que tu connais… et je puis t’assurer qu’il ne s’agit pas non plus d’un de ces aéronefs dont je t’ai parlé. Ça ne vient donc pas non plus du monde où j’ai grandi. Donc, nous nous trouvons maintenant dans un troisième monde.

J’ai soupiré. La première fois, il a fallu un paquebot de vingt et un mille tonnes pour me prouver que j’avais changé de monde. Cette fois, il m’a fallu un simple coup d’œil sur cette chose qui n’aurait pas pu exister dans le monde que j’ai connu pour comprendre que ça recommençait. Ils ont échangé les mondes quand j’ai perdu conscience… oui, je pense que c’est à ce moment-là que ça s’est passé. Et je crois qu’ils ont fait cela pour m’empêcher de pouvoir vérifier cette empreinte. Paranoïa. L’illusion que le monde entier conspire contre vous, d’accord, mais ce n’est pas une illusion.

Je surveillais son regard :

— Eh bien ?…

— Alec… est-il possible que nous ayons l’un et l’autre imaginé cela ? C’est peut-être du délire ? Nous avons tous les deux vécu des moments difficiles et tu t’es cogné la tête. Moi aussi, j’ai pu recevoir un coup lorsque l’iceberg a heurté le bateau.

— Margrethe, nous n’aurions pas vécu en même temps l’un et l’autre le même délire. Si tu te réveilles et que tu découvres que je ne suis plus là, alors tu auras peut-être ta réponse. Mais je suis toujours là. Et puis, il faudrait que tu m’expliques la présence d’un iceberg aussi loin dans le sud. La paranoïa est l’explication la plus simple. Mais cette conspiration est dirigée contre moi. Tu as eu la malchance de t’y retrouver mêlée. J’en suis désolé. (Je n’étais pas vraiment désolé. Il ne fait pas bon se trouver seul sur un radeau perdu au milieu de l’océan. Mais, avec Margrethe, c’était un vrai paradis.)