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— Je continue de penser que de partager le même rêve… Alec ! Le revoilà !

Elle pointait le doigt vers le ciel.

D’abord, je n’ai rien vu de net puis, oui : une petite tache qui prenait rapidement la forme d’une croix, une forme que j’identifiais comme étant celle d’une machine volante. Je la regardai grandir.

— Margrethe, ça a dû faire demi-tour. Ou peut-être qu’on nous a vus. Ils nous ont vus. Ou il nous a vus. N’importe quoi.

— Peut-être.

Comme cela approchait, j’ai calculé que la chose passerait sur notre droite et non au-dessus de nous. Margrethe a crié soudain :

— Ce n’est pas la même !

— Et ce n’est pas non plus une baleine volante à moins que les baleines n’aient des rayures rouges sur le flanc dans les parages.

— En effet ce n’est pas une baleine. Je veux dire : ce n’est pas vivant. Alec, tu avais raison : c’est bien une machine. Chéri, crois-tu qu’il y ait des gens à l’intérieur ? J’ai peur.

— Je pense que tu aurais plus peur encore s’il n’y avait personne, sais-tu. (Il me revenait en mémoire une histoire fantastique traduite de l’allemand à propos d’un monde peuplé uniquement de machines automatiques. Rien d’agréable.) En fait, c’est une bonne nouvelle. Nous savons maintenant que la première fois ce n’était ni un rêve ni une illusion. Ce qui confirme le fait que nous nous trouvons bien dans un autre monde. Donc, nous allons être secourus.

— Je ne suis pas très bien ton raisonnement, dit-elle d’un ton hésitant.

— C’est parce que tu essaies encore d’éviter de me juger comme un paranoïaque. Je t’en remercie, chérie, mais c’est l’hypothèse la plus simple. Si le plaisantin qui tire les ficelles avait vraiment voulu ma mort, le meilleur instant aurait été celui de la rencontre avec l’iceberg. Ou plus tôt, dans la fosse ardente. Mais il ne veut pas me tuer, du moins pas encore. Il joue au chat et à la souris avec moi. Donc, je vais être sauvé. Et toi avec moi, parce que nous sommes ensemble. Et tu étais avec moi quand l’iceberg a heurté le bateau : une chance. Ne résiste pas, chérie. J’ai pu m’y habituer durant ces quelques jours et je me suis aperçu que c’est très bien du moment que l’on se détend. La paranoïa est la seule façon rationnelle d’aborder un monde de conspiration.

— Mais Alec, le monde ne devrait pas être comme tu le dis !

— Il n’est pas question de ce qu’il « doit » être, mon amour. L’essence de la philosophie est d’accepter l’univers tel qu’il est plutôt que d’essayer de le forcer à prendre une forme préconçue. (Et j’ajoutai :) Ouf ! Surtout ne roule pas ! Tu ne voudrais pas servir de casse-croûte à un requin alors que nous savons que nous allons être secourus !

Dans l’heure qui suivit, il ne se passa rien – sinon que nous aperçûmes deux énormes marlins. Les nuages se dispersèrent et je commençai à attendre avec impatience les secours. Je m’étais convaincu qu’ils me devaient bien ça ! Et voilà que je risquais une brûlure au troisième degré. Margrethe supporterait sans doute mieux que moi les coups de soleil. Elle était blonde mais sa peau était adorablement dorée. Pour ma part, j’avais un ventre blanc de grenouille et seuls mon visage et mes mains étaient bronzés. Une journée complète au soleil des tropiques et on n’aurait plus qu’à m’hospitaliser d’urgence. Ou pis encore. A l’horizon d’est se dessinait une ligne grise et irrégulière. Probablement des montagnes. Ou c’était du moins ce que je croyais, quoiqu’il n’y ait pas grand-chose à voir quand votre point de vue ne dépasse pas vingt centimètres au-dessus de l’eau. Mais s’il s’agissait réellement de montagnes ou même de collines, alors le littoral n’était qu’à quelques kilomètres. Les bateaux du port de Mazatlan devraient nous apparaître d’un instant à l’autre… si Mazatlan existait encore dans ce monde-ci. Si…

Une autre machine volante apparut.

Elle ne ressemblait que vaguement aux deux autres. Elles avaient volé parallèlement à la côte. La première était venue du sud, l’autre du nord. Celle-ci venait droit de la côte, cap sur l’ouest, mais elle volait en zigzag.

Elle passa un peu au nord, puis fit demi-tour et se mit à tourner en cercle autour de nous. Elle était si basse que je pus vérifier qu’il y avait des hommes à l’intérieur, deux selon moi.

Sa forme est difficile à décrire. Imaginez d’abord un énorme cerf-volant cellulaire d’environ douze mètres de long, large de deux, l’espace étant d’environ un mètre entre les deux surfaces du cerf-volant.

Imaginez maintenant ce cerf-volant cellulaire placé à angle droit d’une structure en forme de bateau, un peu comme un kayak esquimau mais en plus grand – presque aussi grand que le cerf-volant.

Sous l’ensemble, il y avait deux autres formes de kayaks, plus petites, parallèles à la structure principale.

A une extrémité, on devinait un moteur (comme je pus le constater plus tard) et, à l’avant, une hélice pareille à celle d’un bateau. Mais je vis ces détails plus tard également. Quand j’aperçus pour la première fois cet invraisemblable attelage, l’hélice tournait si vite qu’il était tout simplement impossible de la distinguer. Mais pour l’entendre, on l’entendait ! Le bruit de l’engin était assourdissant et ne s’interrompait jamais.

La machine se tourna vers nous et son nez s’abaissa tandis qu’elle descendait droit dans notre direction. On aurait tout à fait dit un pélican s’apprêtant à gober un poisson.

Le poisson, c’était nous. C’était effrayant. En tout cas pour moi. Quant à Margrethe, elle ne laissa pas échapper un son. Mais ses doigts serraient très fort ma main. Le fait que nous n’avions rien de poissons et qu’une machine ne pouvait raisonnablement nous dévorer et n’en avait pas la moindre envie n’enlevait rien au côté terrifiant de cette approche.

Malgré ma frayeur (ou peut-être à cause d’elle) je pouvais m’apercevoir maintenant que cette construction était au moins deux fois plus grosse que je ne l’avais estimé lorsque je l’avais tout d’abord aperçue, haut dans le ciel. Les deux hommes qui la conduisaient étaient assis côte à côte derrière une vitre, devant. Il s’avérait que les moteurs étaient au nombre de deux, placés entre les ailes de cerf-volant, un à droite, l’autre à gauche.

Au tout dernier instant, la machine se redressa comme un cheval qui saute l’obstacle et nous frôla. Le souffle du déplacement d’air faillit nous jeter à bas de notre radeau et le fracas me laissa un sifflement dans les oreilles.

La machine monta un peu plus haut, revint vers nous mais pas vraiment sur nous. Les deux structures de kayaks touchèrent la surface de la mer, provoquant une véritable queue de comète d’écume. La chose ralentit alors, s’arrêta et resta là, sur l’eau, sans couler !

A présent, les hélices aériennes tournaient lentement et je pus vraiment les voir pour la première fois… et admirer le génie créatif qui avait présidé à leur fabrication. Ce n’était certes pas aussi efficace, selon moi, que les hélices à turbine que nous utilisions sur nos aéronefs dirigeables, mais c’était une solution élégante à un problème d’espace qui interdisait ou rendait difficile la mise en place d’un porte-vent.

Mais ces moteurs faisaient un bruit infernal ! Comment un ingénieur pouvait-il tolérer ça, je n’arrivais pas à l’imaginer ! Comme le disait un de mes professeurs (avant que la thermodynamique ait réussi à me persuader que j’avais la vocation religieuse), le bruit est toujours un corollaire de l’inefficacité. Un moteur bien conçu doit être silencieux comme la tombe.

La machine pivota et revint à nouveau vers nous, très lentement cette fois. Ses conducteurs la dirigèrent de telle façon qu’elle ne passa qu’à deux ou trois mètres de notre radeau. Elle s’arrêta presque. L’un des deux hommes qui se trouvaient aux commandes rampa hors de l’espace situé derrière la vitre et, de la main gauche, se maintint aux étançons qui soutenaient les deux ailes du cerf-volant. De l’autre main, il tenait un rouleau de cordage.