Elle revint à l’espagnol et les deux hommes lui répondirent très vite. Elle me traduisit :
— Le lieutenant est vraiment désolé, il n’a rien à te proposer. Mais il me jure sur sa mère qu’ils trouveront quelque chose dès que nous aurons rejoint le quartier général des Gardes-Côtes à Mazatlan. Ils nous demandent de boucler nos ceintures parce que nous n’allons pas tarder à nous envoler. Alec, j’ai très peur !
— Mais non. Prends ma main.
Le sergent Dominguez se retourna une fois encore en nous présentant une gourde.
— Agua ?
— Oh, grands dieux, oui ! s’exclama Margrethe. Si, si, si !
Jamais je n’avais bu une eau aussi délicieuse.
Le lieutenant promena les yeux autour de lui une dernière fois quand il eut récupéré la gourde puis, avec un grand sourire et un signe du pouce vieux comme le Colisée, il fit quelque chose et les moteurs de la machine s’emballèrent. Ils avaient jusque-là tourné au ralenti mais, soudain, ils faisaient un boucan atroce. Le vent, depuis le matin, avait fraîchi. Des boucles d’écume blanche apparaissaient maintenant à la crête des vagues. Les moteurs accélérèrent encore pour prendre un régime d’une violence inimaginable et tout se mit à trembler tandis que la machine rebondissait sur l’eau. Nous touchions une vague sur dix avec une force ahurissante et j’ignore comment nous n’avons pas été fracassés.
Soudain, nous nous sommes retrouvés à cinq mètres au-dessus de l’eau et l’effet de toboggan a cessé. Mais les vibrations et le bruit étaient toujours là. Nous sommes montés selon un angle très aigu avant de retomber presque aussitôt et j’ai été sur le point de renvoyer ce verre d’eau fraîche qui m’avait fait tellement plaisir. L’océan était droit devant nous, comme un mur bien solide. Le lieutenant a tourné la tête pour nous crier quelque chose.
J’ai voulu lui dire de ne pas quitter la route des yeux, mais je m’en suis abstenu.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Il dit de regarder ce qu’il nous montre. El tiburon bianco grande : le grand requin blanc qui a failli nous avoir.
(J’aurais pu me passer de la traduction.) Mais oui, juste au milieu de ce mur d’eau il y avait une forme fantomatique grise, avec un aileron qui fendait la surface. A l’instant où j’eus la certitude que nous allions heurter de plein fouet l’océan, le mur parut basculer et s’éloigner de nous ; mes fesses se sont incrustées dans le siège, mes oreilles se sont mises à gronder et il m’a fallu une deuxième fois faire appel à ma volonté de fer pour ne pas asperger notre sauveteur.
La machine s’est stabilisée et, brusquement, tout est devenu presque confortable, excepté le vacarme et les vibrations qui continuaient.
Les aéronefs que j’avais connus étaient tellement plus agréables.
Au-delà du littoral, les collines accidentées que nous avions si difficilement distinguées depuis notre radeau étaient clairement visibles du haut des airs, de même que le rivage : une série de plages magnifiques et une ville vers laquelle nous nous dirigions. Le sergent leva la tête, pointa un doigt vers la ville et prononça quelques mots.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Le sergent Roberto dit que nous serons arrivés juste à temps pour le déjeuner. Il a dit almuerzo mais pour nous, remarque bien, c’est le breakfast ou desayuno.
Mon estomac décida soudain de rester encore un peu avec moi.
— Peu m’importe le nom qu’il lui donne. Explique-lui en tout cas qu’il est inutile de faire cuire le cheval : je le mangerai cru.
Margrethe traduisit et les deux hommes éclatèrent de rire. Puis le lieutenant entreprit de faire décrire une large boucle à la machine avant de la poser sur l’eau, non sans cesser de regarder par-dessus son épaule pour s’adresser à Margrethe, laquelle ne perdait pas son sourire tout en me labourant la paume de la main avec ses ongles.
Nous nous sommes finalement posés. Et personne n’a été tué. Mais les aéronefs sont tellement mieux !
Ah, le déjeuner ! Tout se terminait magnifiquement !
10
C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre.
Une demi-heure après que la machine volante se fut posée dans le port de Mazatlan, Margrethe et moi étions assis en compagnie du sergent Dominguez dans le réfectoire de la troupe. Il était tard pour le déjeuner, mais on nous servit. Et j’avais enfin trouvé des vêtements. Enfin, quelques-uns, et avant tout un treillis. Mais la différence entre la nudité absolue et un pantalon est plus grande qu’entre un pauvre treillis de travail et l’hermine la plus fine. Essayez et vous verrez.
Un petit bateau avait rejoint le point d’amarrage de la machine volante. Ensuite, j’avais été obligé de traverser l’embarcadère jusqu’au bâtiment du quartier général où j’avais attendu qu’on me trouve un pantalon. Des étrangers défilaient sans arrêt et me regardaient. Parmi eux, de nombreuses femmes. Et je sais maintenant ce que l’on éprouve lorsqu’on est cloué au pilori. C’est effroyable ! Jamais, depuis ce fâcheux incident qui s’est produit un certain dimanche à l’école quand j’avais cinq ans, je n’avais été aussi embarrassé.
Mais, à présent, c’était oublié et il y avait de la nourriture et de la boisson devant nous. Pour le moment, j’étais profondément heureux. La nourriture ne m’était pas familière. Qui a dit que ventre affamé n’a pas d’oreilles ? Parce qu’il avait tout à fait raison : le repas était délicieux. De petites galettes de maïs trempées dans la sauce, avec des haricots poêlés, un ragoût particulièrement relevé, un plat de petites tomates jaunes et du café très noir, amer et fort. Que demander de mieux ? Aucun gourmet n’a jamais connu pareille fête.
(Tout d’abord, j’avais été quelque peu froissé de constater que nous mangions dans le réfectoire des hommes de troupe et non avec le lieutenant Sanz, au mess des officiers. Bien plus tard, on me fit remarquer que je souffrais d’un syndrome civil très répandu : un civil sans expérience militaire tend toujours à considérer que son rang social est l’équivalent de celui d’un officier et non d’un homme de troupe. Si l’on y réfléchit bien cette notion est à l’évidence ridicule, quoique presque universellement répandue. En tout cas en Amérique… où un homme « vaut n’importe quel autre et mieux que la plupart ».)
Le sergent Dominguez avait récupéré sa chemise. Pendant qu’on me trouvait un pantalon, une femme (une femme de ménage, selon moi ; les Gardes-Côtes mexicains ne semblaient pas avoir défini une hiérarchie féminine), une femme du quartier général, donc, était partie en quête de vêtements pour Margrethe. Ceux-ci s’avérèrent être une blouse et une jupe de coton aux couleurs vives. C’était à l’évidence une tenue modeste et de peu de prix, mais elle allait à ravir à Margrethe.
Mais nous n’avions ni l’un ni l’autre de chaussures. Le temps était chaud et sec, de toute manière, et cela pouvait attendre. Nous avions bien mangé, nous étions sains et saufs et nous avions retrouvé des vêtements. Et puis, il y avait cette hospitalité chaleureuse qui me donnait le sentiment que les Mexicains étaient le peuple le plus affable de la Terre.
Après ma deuxième tasse de café, j’ai demandé à Margrethe :
— Mon amour, comment pouvons-nous nous retirer sans paraître impolis ? Je crois que nous devrions aller au consulat américain sans perdre de temps.