— Où est mon portefeuille ?
— Votre portefeuille ?
— Oui, mon porte-billets. Je l’avais laissé dans mon chapeau. Où est-il ? Ce n’est pas drôle. Il y avait de l’argent dedans, et toutes mes cartes.
— Votre argent ? Ah, je comprends. Je suis désolé. Mon anglais est loin d’être parfait. C’est l’officier de votre bateau, le guide de l’excursion, qui l’a pris.
— Ah, c’est très aimable de sa part. Mais comment vais-je payer votre cousin ? Je n’ai pas un sou sur moi.
Nous avons réglé la chose très vite. Le responsable de l’excursion, réalisant qu’il me laissait sans moyens en mettant mon portefeuille en sûreté, avait pris la précaution de payer pour mon rapatriement au bateau. Mon camarade canaque me conduisit donc jusqu’à la voiture de son cousin et me le présenta. Notre conversation fut brève car son vocabulaire anglais se limitait à O.K., patron ! et je ne saisis même pas son nom. Sa voiture tenait grâce à des bouts de fil de fer et au miracle de la foi. Nous avons foncé jusqu’au quai en pétaradant et en semant l’épouvante parmi les poulets et les cabris. Mais je ne m’en préoccupais pas car j’étais encore sous le choc de ce qui m’était arrivé. Nous avions traversé le groupe des villageois qui attendaient le bus qui devait les ramener chez eux. Ou du moins nous avions essayé. C’est là qu’on m’avait embrassé. Ils m’avaient tous embrassé. J’avais déjà remarqué la tendance des Polynésiens à s’embrasser là où nous nous contentons d’une poignée de main, mais c’était la première fois que cela m’arrivait.
Mon ami m’avait fourni quelques explications :
— Vous avez traversé le feu. Vous êtes donc devenu membre honoraire de leur village. Ils veulent tuer un cochon pour vous et donner un festin en votre honneur.
J’avais essayé de répondre aimablement tout en expliquant que je devais retourner chez moi, de l’autre côté de la grande eau, mais que je reviendrais un jour, si Dieu le voulait. Et nous avions fini par pouvoir démarrer.
Mais ce n’était pas vraiment ces adieux qui m’avaient troublé. N’importe quel juge sans parti pris aurait admis que je ne suis pas plus sophistiqué que la moyenne. Je sais très bien que, dans certains pays, les normes morales ne sont pas aussi élevées qu’en Amérique et qu’ils se soucient peu de l’indécence de certaines tenues. Je sais, par exemple, que les femmes polynésiennes avaient coutume de se promener nues jusqu’à la ceinture avant l’arrivée de la civilisation. Vous pouvez me croire : je l’ai lu dans la National Geographic.
Mais je ne m’étais pas attendu à voir un tel spectacle de mes yeux.
Comprenez-moi bien : j’apprécie la beauté féminine. Toutes ces différences délicieuses, contemplées en des circonstances opportunes, les stores décemment abaissés, peuvent constituer une éblouissante vision. Mais quarante paires (je n’ai pas dit impair), c’est plutôt intimidant. En un instant, j’avais vu plus de bustes humains et féminins que je n’en avais vu jusque-là, totalement et cumulativement parlant, durant toute mon existence. La Société Episcopale Méthodiste pour la Morale et la Tempérance en aurait perdu la tête.
Dûment averti, je suis certain que j’aurais pris plaisir à l’expérience. Mais, tel quel, ce fut trop nouveau, trop et trop vite. Ce n’est que rétrospectivement que je suis à même d’apprécier.
Notre Rolls-Royce tropicale s’est arrêtée dans un craquement sonore, avec l’aide du frein à main, du frein à pied et le tout en première. Je fus arraché à ma passive euphorie.
Mon chauffeur claironna : O.K., patron ! J’essayai de lui faire comprendre ma surprise :
— Ce n’est pas mon bateau !
— O.K., patron ?
— Vous m’avez conduit au mauvais quai, ou plutôt… c’est le bon quai mais ce n’est pas le bon bateau.
Je ne pouvais pas me tromper. Le M.V. Konge Knut avait une coque et une superstructure blanches, ainsi qu’une fausse cheminée très étroite. Or, le bateau que je voyais était rouge avec quatre grosses cheminées très hautes. Il était sûrement à vapeur et non pas à moteur. En tout cas, c’était une vieille carcasse démodée depuis des lustres.
— Non, non !…
— O.K., patron ! Votre vapeur voilà[4] !
— Non !
— O.K., patron !
Il est sorti de la voiture, il en a fait le tour et a ouvert ma portière. Il m’a empoigné par le bras et s’est mis à tirer.
Je dois dire que je suis plutôt en bonne forme, mais son bras avait été entraîné à la natation, à l’escalade des cocotiers, au halage des filets de pêche ainsi qu’à l’expulsion des touristes qui refusaient de quitter sa voiture.
Je me suis retrouvé dehors sans avoir le temps de dire ouf.
Il s’est prestement reculé, a lancé : O.K. patron ! Merci bien ! Au revoir ! et s’est éclipsé.
Je n’avais pas le choix. J’ai grimpé l’échelle de coupée de ce bâtiment bizarre dans le vague espoir d’apprendre peut-être ce qu’il était advenu du Konge Knut. Comme je prenais pied sur le pont, je fus accueilli par l’officier de passerelle qui me salua par ces mots :
— Bonsoir, monsieur Graham. M. Nielsen a laissé un paquet pour vous. Un instant… (Il a pris une grande enveloppe en papier bulle dans sa tablette.) Voici, monsieur.
J’ai lu l’inscription : A.L. Graham, cabine C 109.
Je l’ai ouverte et j’y ai trouvé un portefeuille très fatigué.
— Tout est en ordre, monsieur Graham ?
— Oui, je vous remercie. Voulez-vous dire à M. Nielsen que je l’ai bien reçu ? Et transmettez-lui mes remerciements.
— Certainement, monsieur.
J’ai remarqué que je me trouvais sur le pont D et je n’ai eu qu’à enfiler une échelle pour trouver la cabine C 109.
Oui, tout était en ordre. Mon nom n’est pas « Graham ».
2
Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
Grâce au ciel, les bateaux utilisent tous un système de numérotation logique. La cabine de luxe C 109 était bien là où elle devait être : sur le pont C, tribord avant, entre la C 107 et la C 111. Je réussis à l’atteindre sans avoir à adresser la parole à quiconque. J’essayai d’ouvrir mais la porte était fermée à clé. Apparemment, M. Graham prenait au sérieux les recommandations du commissaire de bord de toujours fermer les cabines à clé, surtout durant les escales.
Amer, j’imaginai que la clé devait être dans la poche du pantalon de Graham. Mais où était M. Graham ? pensai-je alors. Sur le point de me surprendre en train d’essayer de forcer sa porte ? Ou bien était-il occupé à la même chose avec la mienne ?
Il existe une chance infime mais pas tout à fait nulle pour qu’une clé fasse fonctionner n’importe quelle serrure étrangère. J’avais la mienne dans ma poche, celle de ma cabine du Konge Knut. Je l’essayai.
Bien, me dis-je, après tout il fallait tenter l’expérience. Je restai un instant immobile à me demander s’il valait mieux éternuer ou tomber raide mort. C’est alors qu’une douce voix s’éleva derrière moi.
— Oh, monsieur Graham !
C’était une jeune et jolie demoiselle en costume de femme de chambre, pardon, de stewardess. Elle s’avança précipitamment jusqu’à moi, choisit un passe-partout attaché à sa ceinture et ouvrit la porte de la cabine 109 tout en babillant :
4
En français dans le texte, de même que les quelques phrases en italique qui suivent. (