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Au bas de la colline, Mazatlan ressemblait à une ville-jouet. Même la basilique n’était plus qu’une maquette d’architecte vue à cette distance. Pour la énième fois, je me suis demandé comment les catholiques, avec leurs congrégations vouées (généralement) à la pauvreté, étaient capables de construire d’aussi belles églises alors que les protestants avaient tant de mal à lever l’hypothèque de constructions bien plus modestes.

— Alec, regarde ! s’est exclamée Margrethe. Anibal et Roberto ont reçu leur nouvel aeroplano !

Elle pointait le doigt vers le sud.

Mais oui, c’était bien vrai : il y avait maintenant deux aeroplanos à l’embarcadère des Gardes-Côtes. L’un était la monstrueuse libellule qui nous avait repêchés, et l’autre, le nouveau, était tout différent. J’ai pensé tout d’abord qu’il avait dû rater un atterrissage car aucun flotteur n’était visible sur l’ensemble de la structure.

J’ai réalisé alors que ce nouvel appareil était littéralement un bateau volant. Le corps même de l’aeroplano était un flotteur, ou un bateau, en tout cas une structure étanche. Et les moteurs à hélices avaient été montés sur les ailes.

Je n’étais pas certain d’approuver ces modifications radicales. Les aménagements modestes et sûrs de l’appareil à bord duquel nous avions volé étaient nettement plus à mon goût.

— Alec, nous irons les voir mardi prochain.

— D’accord.

— Tu crois qu’Anibal nous invitera à faire un tour dans son nouvel aeroplano ?

— Pas si le commandant risque de l’apprendre.

J’ai préféré ne pas lui dire que la modernité tapageuse de l’appareil ne m’incitait guère à la confiance, tant elle était pleine d’audace. J’ai ajouté :

— Mais nous irons leur dire bonjour et nous demanderons à le voir. Ça fera plaisir au lieutenant Anibal. Et à Roberto aussi. Viens, allons manger.

— Petit goinfre !

Elle a déployé une servilleta sur laquelle elle a commencé à disposer ce qu’elle avait apporté dans son panier. Chaque mardi était l’occasion, pour Margrethe, de faire alterner une excellente cuisine mexicaine avec ses recettes danoises ou internationales. Ce jour-là, elle avait décidé de confectionner ces petits canapés tant appréciés des Danois – et de tous ceux qui ont eu la chance de les découvrir. Amanda permettait à Margrethe d’utiliser librement la cuisine et la Señora Valera ne s’y était pas opposée ; elle ne venait d’ailleurs jamais dans la cuisine, maintenant, une sorte de trêve armée ayant été décidée bien avant notre venue. Amanda était une femme de caractère.

La crevette savoureuse qui avait fait la renommée de Mazatlan était omniprésente, mais ce n’était qu’une sorte de hors-d’œuvre car je me souviens qu’il y avait aussi du jambon, de la dinde, du bacon frit et de la mayonnaise, trois sortes de fromages et différents pickles, des poivrons, un poisson que je ne reconnus pas, de fines tranches de rosbif, des tomates, trois sortes de salade verte et ce que je jugeai être de l’aubergine frite. Mais Dieu merci, il n’est pas nécessaire de connaître les mets pour les apprécier. Margrethe les déposait tour à tour devant moi et je ne cherchais pas toujours à les identifier avant de les déguster avec plaisir. Une heure plus tard, j’avais du mal à étouffer mes rots.

— Margrethe, est-ce que je t’ai déjà dit que je t’aime, aujourd’hui ?

— Oui, mais pas souvent ces derniers temps.

— Eh bien, c’est fait. Et non seulement tu es adorable, agréable à regarder et très bien faite, mais tu sais merveilleusement cuisiner.

— Merci mille fois, mon bon monsieur.

— Est-ce que tu désires que l’on t’admire également pour tes performances intellectuelles ?

— Non, ce n’est pas nécessaire. Vraiment pas.

— Comme tu voudras. Mais si tu changes d’idée, fais-le-moi savoir. Allez, viens, ne t’occupe pas des restes. Je nettoierai tout ça plus tard. Allonge-toi plutôt près de moi et explique-moi pourquoi tu veux que nous vivions ensemble. Je suis sûr que ce n’est pas à cause de mes talents de cuisinier. Alors tu penses que je suis le meilleur plongeur de toute la côte ouest du Mexique ?

— Oui, c’est ça.

Elle a continué à débarrasser la nappe des reliefs de notre repas et, bientôt, tout a été rangé en ordre dans le panier, prêt à être restitué à Amanda.

Alors seulement elle est venue s’étendre auprès de moi, elle a glissé un bras sous mon cou, et elle m’a demandé soudain en levant la tête :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Qu’est-ce que quoi ?

C’est alors que j’ai entendu. Un grondement lointain qui devenait plus fort, comme si un train de marchandises abordait une courbe. Mais la ligne de chemin de fer la plus proche, qui allait du nord au sud, entre Chihuahua et Guadalajara, était loin, de l’autre côté de la péninsule de Mazatlan.

Le bruit se faisait de plus en plus fort. Et le sol se mit à trembler.

Margrethe se redressa.

— Alec, j’ai peur !

— Mais il ne faut pas, chérie. Je suis là.

Je l’ai attirée contre moi et je l’ai serrée entre mes bras. Pendant ce temps, le sol s’était mis à tressauter sous nous et le grondement était devenu assourdissant.

Si jamais vous avez été pris dans un tremblement de terre, même mineur, vous savez sans doute que nous nous sentions moins en danger que je ne le dis. Mais si cela ne vous est jamais arrivé, vous ne me croirez pas. Et plus j’essaierai de vous le décrire avec précision, moins vous me croirez.

Le pire, dans un tremblement de terre, c’est que vous ne pouvez vous raccrocher à rien de solide… mais le plus étonnant c’est le bruit, un vacarme infernal fait de toutes sortes d’autres vacarmes : les craquements de la roche broyée sous vos pieds, les sons déchirants des murs des immeubles qui se fissurent et s’effondrent, les cris des gens, les clameurs des blessés, de ceux qui sont perdus, désespérés, les hurlements et les plaintes des animaux pris dans un désastre qui dépasse leur entendement.

Et rien ne semble devoir prendre fin.

Cela dura pendant un temps infini. Et puis, l’onde principale du séisme nous atteignit et la ville s’écroula.

Incroyablement, le bruit devint deux fois plus fort. Je parvins à me dresser sur un coude et je regardai. Le dôme de la basilique éclata comme une bulle de savon.

— Oh, Marga ! Regarde ! Non, c’est affreux…

Elle s’assit à demi, sans rien dire, le visage de marbre. Je mis mon bras autour de ses épaules et je contemplai la péninsule, par-delà la Cerro Vigia et le phare.

Le phare s’inclinait.

Sous mes yeux, il se cassa en deux à mi-hauteur puis, lentement, solennellement, il s’abattit sur le sol.

Aux limites de la ville, j’entrevis les aeroplanos des Gardes-Côtes. Ils se balançaient frénétiquement. Le plus récent bascula sur une aile et fut happé par les vagues. Puis je ne les vis plus : un nuage venait de s’élever de la ville, un nuage de poussière fait de milliers et de milliers de tonnes de maçonnerie effondrée.

Je cherchai le restaurant et le trouvai très vite : EL RESTAURANTE PANCHO VILLA. A l’instant même où je le découvris, le mur sur lequel était fixée l’enseigne se fendilla et croula dans la rue. La poussière me masqua bientôt la vue.

— Margrethe ! Il n’est plus là ! El Pancho Villa !

Je pointai le doigt.

— Mais je ne vois rien.

— Il n’est plus là, je te dis. Détruit. Oh, loué soit le Seigneur ! Amanda et les filles n’étaient pas là aujourd’hui !