Выбрать главу

— Margrethe m’a demandé de vous guetter. Elle m’a dit que vous aviez laissé la clé de votre cabine sur votre bureau. Elle n’y a pas touché mais elle a insisté pour que je vous attende pour vous ouvrir.

— C’est très aimable à vous, mademoiselle…

— Je m’appelle Astrid. Je m’occupe des mêmes cabines du côté bâbord, alors Marga et moi, nous nous entraidons. Elle est descendue à terre cet après-midi. (Elle me tenait la porte.) Est-ce que ce sera tout, monsieur ?

Je l’ai remerciée et elle est repartie. J’ai refermé la porte, mis le verrou et la chaîne de sécurité, puis je me suis affaissé dans un fauteuil et alors seulement je me suis mis à trembler.

Dix minutes après, je me suis levé pour me rendre à la salle de bains. J’ai plongé mon visage et mes yeux dans l’eau froide. Je n’avais rien résolu, je n’étais pas vraiment calmé mais mes nerfs, au moins, ne claquaient plus comme autant de drapeaux dans la tempête. J’avais réussi à me contrôler depuis que j’avais commencé à soupçonner que quelque chose n’allait pas, c’est-à-dire depuis… quand ? Depuis que plus rien ne m’avait paru normal pendant l’épisode de la fosse ardente ? Ou plus tard ? Non, j’étais certain que tout avait commencé quand j’avais vu qu’un bateau de vingt mille tonnes s’était substitué à un autre.

Mon père m’avait toujours dit : Alex, il n’y a rien de mal à avoir peur… dans la mesure où tu ne laisses pas la peur t’affecter jusqu’à ce que le danger soit passé. Quant à la crise d’hystérie, O.K., mais seulement après, et en privé. Les larmes, c’est pareil, un homme peut très bien pleurer… mais dans sa salle de bains, la porte fermée à clé. La différence entre un lâche et un homme brave, c’est surtout une question de calcul de temps.

Je ne suis pas le type d’homme qu’était mon père mais j’ai toujours essayé de suivre ses conseils. Si vous apprenez à ne pas sursauter au moindre pétard – ou dans n’importe quelle situation – alors vous avez une chance sérieuse de garder votre calme jusqu’à la fin de l’alerte.

Cette alerte-là n’était pas terminée mais ma catharsis personnelle m’avait valu une bonne tremblote. Maintenant, il fallait essayer d’y voir clair.

Hypothèses :

a/ Quelque chose d’absurde était survenu dans le monde qui m’entourait.

b/ Quelque chose d’absurde était survenu dans l’esprit d’Alex Hergensheimer et, dans ce cas, on devait l’enfermer et lui donner un sédatif.

Pas de troisième hypothèse : ces deux-là me paraissaient couvrir toutes les possibilités. Je ne m’attardai pas sur la seconde. Si j’avais eu un petit vélo dans ma tête, les autres auraient fini par s’en apercevoir et ils seraient arrivés avec une jolie petite camisole pour me reloger dans une très belle pièce capitonnée.

Bien, supposons que je sois sain d’esprit (ou presque, parce que c’est toujours utile d’être un rien dingue). Si tout va bien, alors c’est le monde qui craque. Réfléchissons.

Ce portefeuille. Pas à moi. Les portefeuilles se ressemblent et celui-là ressemblait assez au mien. Mais quand vous gardez un portefeuille pendant quelques années, il se fait à vous. Il vous appartient vraiment. J’avais su, au premier coup d’œil, que celui-là ne m’appartenait pas. Mais je n’avais aucune envie de le dire à un officier de passerelle qui insistait pour me « reconnaître » comme étant M. Graham.

Je pris donc le portefeuille de Graham et l’ouvris.

Il y avait quelques centaines de francs – je compterais ça plus tard.

Quatre-vingt-cinq dollars en coupures : émission légale des « Etats-Unis d’Amérique du Nord ».

Un permis de conduire au nom de A.L. Graham.

Il y avait aussi quelques autres choses mais je découvris un porte-cartes transparent contenant une note tapée à la machine et je me figeai :

Quiconque trouvera ce portefeuille pourra conserver l’argent qui s’y trouverait, à titre de récompense, s’il a la bonté de bien vouloir le retourner à A.L. Graham ; cabine C 109, S.S. KONGE KNUT, Danish American Line, ou à tout commissaire ou agent de la ligne. Merci.

A.L.G.

Je savais donc maintenant ce qui était arrivé au Konge Knut : on l’avait changé.

Ou bien était-ce moi ? Est-ce que c’était vraiment le monde qui avait changé et donc, forcément, mon bateau avec ? Ou bien y avait-il deux mondes et avais-je pénétré dans le deuxième en traversant le feu ? Existait-il deux hommes qui avaient échangé leurs destins ? Ou bien Alex Hergensheimer s’était-il métamorphosé en Alec Graham comme le M.V. Konge Knut s’était transformé en S.S. Konge Knut ? (Pendant que l’Union Nord-Américaine se changeait en Etats-Unis d’Amérique du Nord ?)

Bonnes questions. Je suis très heureux que vous me les ayez posées. Maintenant, messieurs, en avez-vous d’autres ?…

A l’époque où j’étais au collège, il y avait tout un foisonnement de magazines qui publiaient des histoires fantastiques. Non pas seulement des histoires de fantômes mais toutes sortes de récits bizarres où il était question de vaisseaux magiques qui sillonnaient l’éther vers les autres étoiles, d’inventions étranges, de voyages au centre de la Terre, d’autres « dimensions », de machines volantes, d’énergie qui provenait de la combustion des atomes, de monstres que l’on créait dans des laboratoires secrets.

J’achetais ces magazines et je les cachais à l’intérieur de Compagnon de jeunesse et de Jeunes croisés, car je savais d’instinct que mes parents les désapprouveraient et me les confisqueraient. Je raffolais de ces magazines, tout comme mon voyou de copain, Bert.

Ça n’avait pas duré. D’abord, il y avait eu un éditorial dans Compagnon de jeunesse : « Interdisons ce poison de l’âme ! » Puis, notre pasteur, Frère Draper, avait prononcé un sermon contre ces saletés qui corrompaient l’esprit, allant jusqu’à les comparer aux effets nocifs des cigarettes et de l’alcool. Ensuite c’est notre Etat qui avait mis de telles publications hors la loi, appliquant la doctrine des « règles de la communauté » avant même que ne fût votée une loi à l’échelle nationale, accompagnée d’un arrêté.

Tous mes magazines disparurent de la cache « parfaite » que je m’étais aménagée dans notre grenier. Pis encore, les Œuvres de M. H.G. Welles et de M. Jules Verne ainsi que quelques autres furent retirées de notre bibliothèque publique.

Il convient d’admirer les motifs invoqués par nos élus et nos chefs spirituels dans leur ardeur à protéger nos jeunes esprits. Ainsi que le fit remarquer Frère Draper, la Bible compte suffisamment d’histoires excitantes et de récits d’aventures pour satisfaire la curiosité de tous les garçons et les filles du monde. Inutile de faire appel à des lectures profanes. Non, il ne proposait nullement que l’on en vienne à censurer les lectures des adultes : il ne faisait que protéger l’âme impressionnable de la jeunesse. Si les personnes d’âge mature voulaient lire ces inepties fantastiques, tant mieux pour elles, mais quant à lui, il ne comprenait pas comment cette idée pouvait surgir dans la tête d’un homme normal.

Je crois que j’avais fait partie de ces « jeunes impressionnables », et je regrette encore aujourd’hui mes magazines. Je me souviens en particulier d’une histoire de M. Wells : « les Hommes-dieux ». On y racontait comment des gens conduisaient tranquillement une automobile quand une explosion survenait. Ils se retrouvaient dans un autre monde, presque semblable au leur, mais en mieux, et y rencontraient des habitants ; l’explication à cela était qu’il existait une quatrième dimension, des univers parallèles et autres phénomènes du même acabit.