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— Oui, Alec. Est-ce que ça ne va pas s’arrêter ?

Soudain, cela s’arrêta. Encore plus brutalement que cela avait commencé. Miraculeusement, la poussière avait disparu. Plus de vacarme, plus de hurlements et de cris, plus de plaintes d’animaux.

Le phare était là où il avait été auparavant.

Je regardai sur la gauche, là où s’étaient trouvés les aeroplanos. Rien. Je ne voyais même plus les piles auxquelles ils avaient été amarrés. Mon regard revint sur la ville. Elle était intacte, sereine. La basilique était là, magnifique. Je cherchai alors le restaurant.

Impossible de le trouver. A l’endroit précis où il avait été, il y avait bien un immeuble, mais la forme ne correspondait pas et les fenêtres étaient différentes.

— Marg… Qu’est devenu le restaurant ?

— Je ne sais pas. Alec, que se passe-t-il ?

— Ils ont recommencé, dis-je sur un ton amer. Les changeurs de mondes. Le tremblement de terre est terminé mais ce n’est pas la ville que nous avons connue. Elle lui ressemble mais ce n’est pas la même.

Je n’avais qu’à demi raison. Avant même que nous nous soyons décidés à redescendre la colline, le grondement était revenu. Et le vacillement du sol… Puis le bruit, les secousses violentes… et cette nouvelle ville fut détruite à son tour. Et, une fois encore, je vis le phare se craqueler et tomber en poussière. Et l’église aussi. Et d’autres nuages de poussière montèrent au-dessus des cris, des appels et des plaintes.

C’est alors que j’ai serré le poing et que je l’ai brandi vers le ciel en criant :

— Bon Dieu ! Arrêtez ! Deux fois, c’est trop !

Je n’ai pas été foudroyé.

13

J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil ; et voici, tout est vanité et poursuite du vent.

L’Ecclésiaste, 1:14

Je vais sauter le récit des trois jours qui suivirent car il ne se passa rien de bon. Il y avait du sang dans les rues et dans la poussière. Les survivants, c’est-à-dire ceux d’entre nous qui n’étaient ni blessé, ni prostrés par le chagrin, ou bien encore hystériques ou hébétés – peu nombreux, en vérité – fouillaient parmi les décombres pour tenter de retrouver des survivants sous les briques, les plâtras et les pierres. Mais comment soulever à mains nues des tonnes et des tonnes de rocs ?

Et que faire de plus quand, après avoir creusé, vous découvrez qu’il est trop tard, et qu’il était même trop tard avant que vous ne commenciez ? Nous avions entendu une plainte, un miaulement, comme celui d’un chaton, et nous avions creusé avec précaution, en évitant autant que possible de peser sur le sol, de provoquer des éboulements en dégageant les parpaings, de crainte de provoquer plus de mal que de bien. Et puis, nous avons découvert la source des cris : un bébé, mort depuis peu. Il avait le bassin brisé et un côté du crâne défoncé.

Heureux qui saisira et brisera tes petits contre le roc. J’ai détourné les yeux et je me suis éloigné pour vomir. Jamais plus je ne relirai le psaume 137.

Nous avons passé la nuit sur les pentes d’Icebox Hill.

Au coucher du soleil, nous avions été obligés de cesser nos efforts. Non seulement il était impossible de travailler dans l’obscurité mais le pillage avait commencé. J’avais la conviction profonde que tous les pillards étaient autant de violeurs et de meurtriers en puissance. J’étais prêt à donner ma vie pour Margrethe mais je n’avais nullement l’intention de mourir bravement pour une cause futile, dans une rixe que je pouvais aisément éviter.

Tout au début de l’après-midi suivant, l’armée mexicaine arriva. Entre-temps, nous n’avions rien accompli de vraiment utile : nous nous étions contentés de chercher au hasard dans les décombres, rien de précis, et peu importe ce que nous avons trouvé. Les soldats mirent un terme à cela également : tous les civils étaient regroupés dans le haut de la péninsule, près de la gare de chemin de fer, au bord du fleuve.

Nous avons attendu là, avec les nouvelles veuves, les maris endeuillés, les enfants orphelins, les blessés sur les brancards improvisés, les éclopés qui marchaient, sans la moindre blessure apparente, mais les yeux vides, silencieux. Margrethe et moi faisions partie des plus chanceux. Nous avions simplement faim et soif, nous étions sales, couverts de bleus de la tête aux pieds parce que nous étions restés allongés sur le sol durant les secousses du séisme. Pardon : des deux séismes.

Est-ce que quelqu’un avait vécu coup sur coup ces deux tremblements de terre ?

J’hésitais à répondre. Je semblais être le témoin unique de ces changements de monde. Mais non, il y avait aussi Margrethe : par deux fois elle m’avait suivi parce que je la tenais dans mes bras à cet instant précis. Y avait-il d’autres victimes autour de nous ? Etait-il possible que d’autres que moi, à bord du Konge Knut, se soient tus comme je l’avais fait ?

Comment poser la question ? Excusez-moi, amigo, mais est-ce que cette ville était là hier ?

Nous attendions depuis deux heures à la gare quand une citerne de l’armée était arrivée. On avait donné un quart d’eau à chaque sinistré. Un soldat, baïonnette au canon, maintenait l’ordre dans la queue.

Peu avant le crépuscule, la citerne revint avec un chargement de miches de pain, et Margrethe et moi nous nous sommes partagé un quart de miche. Peu après, un train est entré en gare et les militaires ont fait monter les gens pendant qu’on déchargeait du ravitaillement. Marga et moi avons eu de la chance : on nous a installés dans une voiture de voyageurs alors que la plupart des autres se retrouvaient dans des wagons de marchandises.

Le train s’est ébranlé en direction du nord, sans que l’on nous ait demandé notre destination. Mais on ne nous a pas non plus demandé de payer nos places : toute la population de Mazatlan était évacuée. Jusqu’à ce que les canalisations d’eau soient réparées, la ville était abandonnée aux morts et aux rats.

Ce fut un voyage indescriptible. Le train roulait, et nous souffrions. A Guaymas, la voie s’écarta du littoral et s’orienta droit sur le nord, à travers le désert de Sonora, puis l’Arizona. Le paysage était superbe mais nous n’étions vraiment pas en état de l’apprécier. Nous dormions autant que possible, quand nous ne faisions pas semblant. Chaque fois que le train s’arrêtait, des gens descendaient quand la police ne les obligeait pas à remonter. Quand nous sommes arrivés à Nogales, dans le Sonora, le train avait perdu une bonne moitié de ses voyageurs. Les autres semblaient vouloir rester jusqu’à Nogales, Arizona, et c’était évidemment notre cas.

C’est trois jours après le séisme que nous avons enfin atteint la porte internationale, au début de l’après-midi.

On nous a tous rassemblés dans un bâtiment de détention, juste de l’autre côté de la frontière, et un personnage en uniforme nous a fait un discours en espagnol :

Bienvenue, amigos ! Les Etats-Unis sont heureux de venir en aide à leurs voisins en ces temps d’épreuves, et le service d’immigration américain a simplifié les procédures afin que nous puissions plus vite prendre soin de vous. D’abord, nous allons vous demander à tous de passer en décontamination. Ensuite, on vous donnera des cartes vertes hors quota afin que vous puissiez prendre n’importe quel emploi dans tous les Etats-Unis. Mais des agents de la main-d’œuvre seront à votre disposition pour vous aider lorsque vous quitterez le camp. Et nous avons aussi préparé un réfectoire ! Si vous avez faim, vous pouvez y prendre votre premier repas. Vous êtes les invités de l’oncle Sam ! Bienvenue dans los Estados Unidos !