Plusieurs personnes avaient des questions à poser mais Margrethe et moi nous nous sommes dirigés sans attendre vers la porte qui accédait au service de décontamination. C’était une obligation sanitaire, certes, mais je n’aimais pas ce nom. Cela signifiait quasiment que nous étions contaminés. D’accord, nous étions crasseux et hirsutes, et j’avais une barbe de trois jours, mais contaminés !
Ma foi, peut-être l’étions-nous, après tout. Comment pouvions-nous être alors que nous avions fouillé dans les ruines pendant une journée complète et que nous en avions passé deux autres dans un wagon déjà passablement sale quand il était arrivé en gare ? Comment savoir si nous n’étions pas infestés de vermine ?
Ce ne fut pas trop désagréable. Il s’agissait avant tout de prendre une douche prolongée pendant que l’on nous exhortait en espagnol à bien frictionner les endroits pileux de notre personne avec un savon antiseptique. Entre-temps, mes vêtements passèrent dans un autoclave, je crois, où ils subirent une fumigation ou une stérilisation. Je dus attendre, complètement nu, pendant vingt minutes avant de les récupérer et ma colère n’avait cessé de croître.
Mais, lorsque je me retrouvai enfin habillé, je repris mon contrôle en réalisant que personne ne cherchait intentionnellement à m’être désagréable. Simplement, toutes les mesures mises en place à la hâte pour accueillir des réfugiés en cas de désastre ont de grandes chances de porter atteinte à la dignité humaine. (Les Mexicains semblaient considérer cela comme un affront et je les entendais marmonner autour de moi.)
Je dus attendre encore, à cause de Margrethe, cette fois.
Elle franchit bientôt la porte du côté « femmes », surprit mon regard, sourit et, tout à coup, tout redevint parfait. Comment pouvait-elle sortir d’une chambre de décontamination en ayant l’air en pleine forme et tirée à quatre épingles ?
Elle s’approcha de moi et me demanda :
— Chéri, je t’ai fait attendre ? J’en suis désolée. Il y avait une table à repasser et j’en ai profité pour donner un petit coup à ma robe parce qu’elle avait l’air lamentable en sortant de la lessive.
— Mais ça ne fait rien, ai-je menti. Tu es splendide ! (Ça, ça n’était pas un mensonge !) Est-ce que nous allons dîner ? Nous allons avoir droit à une soupe, je le crains.
— Il n’y a pas de formalités à remplir ?
— Oh, sans doute, mais je pense que nous ferions mieux d’aller manger d’abord. Nous n’avons pas besoin de carte verte, elles sont destinées aux Mexicains. Mais il va falloir nous expliquer pour nos passeports perdus.
J’avais réfléchi à ce problème et j’avais expliqué ma solution à Margrethe dans le train. J’allais expliquer ainsi ce qui nous était arrivé : nous étions des touristes. Nous résidions à l’Hotel de las Olas Altas, sur la plage. Et nous nous trouvions justement sur la plage quand le tremblement de terre avait commencé. Notre hôtel avait été détruit et c’est comme ça que nous avions perdu nos vêtements, notre argent, nos passeports et tout le reste. Nous avions eu de la chance d’être sains et saufs. Quant aux vêtements que nous portions, ils nous avaient été donnés par la Croix-Rouge mexicaine.
Cette histoire avait deux avantages : l’Hotel de las Olas Altas avait bel et bien été détruit et il était donc difficile de vérifier tout le reste.
Je m’aperçus que, pour accéder à la soupe, il fallait faire la queue pour les cartes vertes. Nous avons fini par atteindre le bout de la table et là, un homme nous a tendu un bulletin d’inscription en nous disant, en espagnol :
— Inscrivez votre nom d’abord, puis votre prénom. Indiquez votre adresse. Si votre domicile a été détruit par le tremblement de terre, dites-le, et donnez une autre adresse : cousin, père, prêtre, enfin quelqu’un dont la maison n’a pas été détruite.
J’ai commencé mon récit. Le fonctionnaire m’a regardé et m’a dit : Amigo, vous bloquez la queue.
— Mais je n’ai pas besoin de carte verte. Je n’en veux pas. Je suis citoyen américain. Je reviens de voyage à l’étranger et j’essaie de vous expliquer pourquoi je n’ai plus mon passeport. C’est également le cas pour ma femme.
Il a tambouriné sur la table.
— Ecoutez, votre accent me laisse à penser que vous êtes bien américain d’origine. Mais je ne peux rien faire pour votre passeport perdu, j’ai à m’occuper de trois cent cinquante réfugiés et un autre train vient d’arriver. Je ne serai pas au lit avant deux heures. Pourquoi ne pas nous faciliter les choses et accepter une carte verte ? Ça n’est pas empoisonné et ça vous permettra d’entrer. Demain, vous pourrez toujours aller vous battre avec le département fédéral à propos de votre passeport, mais pas avec moi. O.K. ?
Je suis peut-être stupide mais pas entêté.
— O.K.
Pour mon autre adresse au Mexique, j’ai mis celle de Don Jaime. Je me suis dit qu’il me devait bien ça. Et son adresse avait l’avantage de se trouver dans un autre univers.
Le réfectoire correspondait tout à fait à ce que l’on pouvait attendre d’une opération de secours. Mais c’était de la cuisine gringo que je n’avais pas mangée depuis des mois, et nous étions affamés. La pomme Stark que j’eus pour dessert était absolument délicieuse. Le soleil n’était pas encore couché quand nous nous sommes retrouvés dans les rues de Nogales, libres, propres, nourris, et sur le territoire des Etats-Unis, légalement ou presque. Nous étions loin des deux naufragés nus que l’on avait repêchés dans l’océan dix-sept semaines auparavant.
Mais nous étions encore des victimes du destin, sans argent, sans domicile, sans autres vêtements que ceux que nous avions sur le dos. Et ma barbe de trois jours ainsi que l’aspect pathétique de mes vêtements après leur passage dans l’autoclave me donnaient l’air d’une épave humaine.
Quant à notre situation financière, elle était particulièrement déprimante vu que nous avions de l’argent. Les pourboires de Margrethe. Seulement, sur les billets on lisait Reino au lieu de Republica et ce n’étaient pas les bonnes effigies qui figuraient sur les pièces. Certes, certaines de ces pièces devaient contenir suffisamment d’argent pour posséder une valeur intrinsèque. Mais ce ne serait pas très facile de les utiliser pour payer, comme ça, dans l’immédiat. Et si nous tentions d’écouler cet argent, nous ne tarderions guère à avoir de sérieux ennuis.
Combien avions-nous perdu ? Il n’existe pas de taux d’échange inter-univers, voyez-vous. Mais on pouvait toujours tenter d’estimer ça en pouvoir d’achat : tant de douzaines d’œufs, ou de kilos de sucre… Mais pourquoi se donner cette peine ? De toute manière, cet argent était perdu.
Cela me rappelait un acte futile de ma part. A Mazatlan, durant mon règne heureux d’empereur de la vaisselle, j’avais écrit à :
1. Le révérend Dr Dandy Danny Dover, patron d’Alexander Hergensheimer, D.D.[14] directeur de la Ligue de Morale des Eglises et à :
2. MM. les avoués d’Alec Graham, à Dallas.
Je n’avais pas reçu de réponse. A aucune de ces deux lettres. Mais elles ne m’étaient pas revenues non plus. Ce à quoi je m’étais attendu, vu qu’Alec, pas plus qu’Alexander, ne venait d’un monde qui possédait des machines volantes, des aeroplanos.
J’étais décidé à essayer de nouveau, mais sans grand espoir. Je savais déjà que le monde où nous nous trouvions serait étrange autant pour Graham que pour Hergensheimer. Comment ? Depuis que nous étions arrivés à Nogales, je n’avais rien remarqué de spécial. Mais, dans la salle de détente, il y avait… (cramponnez-vous à votre chaise)… la télévision. Une boîte, très grosse et très belle, avec une fenêtre sur un côté. Et, dans cette fenêtre, on voyait des gens qui bougeaient… et qui parlaient, et on entendait leur voix.