Ou vous connaissez cette invention et elle vous paraît normale, banale, ou vous êtes dans un monde qui ne la possède pas, et vous n’y croyez pas. Vous pouvez me croire, car j’ai moi-même été forcé de croire à bien des choses incroyables. Cette invention existe. Il y a un monde où elle est aussi banale que la bicyclette, et on appelle ça la télévision, ou encore la télé, tout court, la T.V., la vidéo ou la telloche… et même la boîte à crétins. Parce que si vous saviez à quoi sert parfois ce prodige, vous comprendriez cette dernière appellation.
Si vous vous retrouvez un jour dans une ville étrange, complètement fauché, sans personne vers qui aller, et que vous n’ayez pas envie d’aller à la police ou de vous faire cogner dessus, il n’y a qu’une seule adresse. Vous la trouverez généralement au cœur de la cité, tout près des bas-fonds :
L’Armée du Salut.
Dès que j’eus réussi à mettre la main sur un annuaire, j’obtins en un rien de temps l’adresse de l’Armée du Salut de Nogales. Je dois cependant reconnaître qu’il me fallut un certain temps pour identifier le téléphone dans ce monde-ci. Je préviens les voyageurs inter-mondes : des changements mineurs peuvent introduire la confusion de manière plus dramatique que les changements majeurs.
Vingt minutes plus tard, après nous être trompés une seule fois, Margrethe et moi étions à la mission. Dehors, sur le trottoir, il y avait d’ailleurs quatre représentants : une trompette, une grosse caisse et deux tambourins. Un groupe s’était rassemblé autour et ils jouaient, pas trop mal, Rock of Ages. Mais il leur manquait un baryton et j’eus grande envie de me joindre à eux.
Mais, un ou deux magasins avant d’atteindre l’entrée, Margrethe me tira par la manche.
— Alec… tu crois que nous devrions faire une chose pareille ?
— Mais… qu’y a-t-il, ma chérie ? Je pensais que nous étions d’accord.
— Non, monsieur. Tu m’en as simplement parlé.
— Mmm… Oui, après tout, tu as peut-être raison. Tu ne veux pas aller à l’Armée du Salut, alors ?
Elle a inspiré profondément avant de soupirer.
— Alec… je ne suis pas entrée dans une église depuis… depuis que j’ai renoncé à l’Eglise luthérienne. Maintenant… je pense que ce serait un péché que d’y entrer.
(Doux Seigneur, que puis-je faire avec cette enfant ? Elle est apostat non pas parce qu’elle est païenne… mais parce que les règles auxquelles elle obéit sont plus strictes que les vôtres. Eclairez-moi, je vous en prie… et vite ! Dites-moi donc ce qu’il faut faire maintenant. Je suis à court d’idées.)
— Ah, Alec… euh… est-ce qu’il n’y a pas d’autres institutions pour les gens dans le besoin ?
— Oh, certainement. Dans une ville de cette importance, il est certain qu’il doit exister plus d’un refuge de l’Eglise catholique romaine. Et sans doute d’autres asiles protestants. Peut-être même un asile juif. Et…
— Je veux dire non religieux, Alec.
— Ah, je vois ! Margrethe, nous savons l’un et l’autre que ce n’est pas vraiment mon monde natal. Tu en connais peut-être autant que moi. Il est probable que parmi les réfugiés certains n’entretiennent aucun rapport avec la religion. Mais je n’en suis pas certain, vu que les églises ont tendance au monopole, puisque personne n’en voudrait. Si nous étions plus tôt dans la journée, j’aurais essayé de trouver ce qu’on appelle des communautés, ou des organisations de charité, en tout cas l’équivalent. Et j’aurais jeté un coup d’œil sur le menu. Mais, à cette heure, avec la nuit… Tout ce que je peux proposer, c’est d’aller trouver un policier et de lui demander de nous aider. Je ne vois que ça pour l’instant. Et je peux déjà t’annoncer que si tu vas raconter à un policier que tu n’as pas d’endroit où dormir, il te dirigera droit ici. Vers cette bonne vieille Armée du Salut.
— A Copenhague, ou à Stockholm, ou à Oslo, je serais allée tout droit à la police, Alec. Il suffit de leur demander un endroit pour passer la nuit et ils t’en indiquent un.
— Alors, je dois te rappeler que nous ne sommes pas au Danemark, ni en Norvège ou en Suède. Ils pourraient fort bien nous donner asile : moi, ils me mettraient dans la cage aux ivrognes et toi avec les prostituées. Et demain matin, ils décideraient si oui ou non ils doivent nous inculper de délit de vagabondage. Je ne sais pas…
— L’Amérique est-elle vraiment aussi dure que cela ?
— Je l’ignore, chérie : ce n’est pas mon Amérique. Mais je ne tiens pas à l’apprendre à mes dépens, vois-tu. Ma douce… si j’accepte de travailler pour ce qu’ils ont à nous offrir, accepterais-tu de passer une nuit à l’Armée du Salut sans éprouver un sentiment de péché ?
Elle réfléchit avec gravité à ma question. C’était la grande carence de Margrethe : l’humour. Elle avait bon caractère, c’était sûr. Et un délicieux tempérament, je dois le dire. Mais, quant au sens de l’humour… La vie c’est la vie, et la vie est dure…
— Alec, si tu peux arranger les choses de cette manière, je ne me sentirai pas coupable en entrant, c’est d’accord. Mais je travaillerai, moi aussi.
— Ce ne sera pas nécessaire, ma chérie. Cela ne saurait concerner que ma profession. Quand ils auront fini de donner à manger à tous les clochards, ce soir, les assiettes sales ne manqueront pas. Et tu as devant toi le champion catégorie poids lourds de tous les plongeurs du Mexique et de Los Estados Unidos !
Je me suis donc remis à la vaisselle. J’ai également participé à la distribution des livrets de cantiques et à la mise en place des tables pour le repas du soir. J’ai aussi emprunté un rasoir de sûreté à frère Eddie McCaw, l’adjudant. Je lui avais raconté comment nous avions abouti là : nos vacances sur la Riviera mexicaine, notre bain de soleil sur la plage au moment de la grande catastrophe ; tous les mensonges que j’avais concoctés pour le service d’immigration et dont je n’avais pu me servir.
— Nous avons tout perdu. L’argent, les chèques de voyage, nos passeports, nos vêtements, nos billets, tout… Mais, en même temps, je dois dire que nous avons eu de la chance. Nous sommes encore vivants.
— Vous étiez dans les bras du Seigneur. Vous m’avez dit que vous avez été baptisé. Cela ferait tellement de bien à nos brebis égarées si vous acceptiez de les coudoyer. Et, quand le moment sera venu de donner votre témoignage, leur direz-vous tout ce que vous avez vu ? Vous êtes le témoin principal. Ici, la secousse a seulement fait trembler la vaisselle.
— J’en serai heureux.
— Très bien. Je vais vous donner ce rasoir.
J’ai donc apporté mon témoignage. Je leur ai fait une description véridique et terrifiante du séisme, pas aussi horrible toutefois que ce que j’avais vu. Je m’étais juré de ne plus jamais regarder un autre rat, un autre bébé mort, et j’ai remercié publiquement le Seigneur de ce que Margrethe et moi n’ayons pas été blessés. C’était ma prière la plus sincère depuis des années.
Le révérend Eddie me succéda à la tribune et demanda à toute cette salle de déshérités malodorants de faire une prière d’action de grâce pour Notre Seigneur qui avait épargné la vie de frère Graham et de sœur Graham. Son élévation fut telle qu’il évoqua Jonas aussi bien que la centième brebis et ses amen ! résonnèrent aux quatre coins de la salle. Un vieux pochard s’avança alors et déclara qu’il avait enfin vu la grâce du Seigneur et Sa pitié, et qu’il était prêt désormais à vouer sa vie au Christ.