Frère Eddie pria pour lui et invita d’autres participants à venir le rejoindre. Deux d’entre eux s’avancèrent. Frère Eddie était un évangéliste-né. Il avait trouvé dans notre récit la matière de son sermon du soir et il s’en servit généreusement, en se référant à Saint Luc, chapitre 15, verset 10, et Saint Matthieu, chapitre 6, verset 19. Je ne pense pas qu’il ait préparé ces deux versets. Probablement pas : n’importe quel prédicateur peut parler indéfiniment en s’appuyant sur l’un ou l’autre. Mais, quoi qu’il en soit, il avait l’esprit plutôt vif et il sut tirer parti de notre arrivée imprévue.
Nous lui plaisions, et je suis certain que c’est pour cela qu’il me dit, alors que nous faisions le ménage avant l’heure du coucher, juste après le souper, que, bien sûr, ils ne disposaient pas de chambres séparées pour les couples – ils n’en recevaient pas souvent – mais que, après tout, puisque sœur Graham serait seule dans le dortoir des sœurs cette nuit, je pouvais peut-être m’installer là-bas plutôt que dans le dortoir des hommes. Non… il n’y avait pas de lit double, malheureusement, seulement des couchettes superposées. Mais au moins nous serions dans la même pièce.
Je l’ai remercié et c’est avec joie que nous sommes allés nous coucher. Si deux personnes désirent vraiment dormir ensemble, peu importe la dimension du lit.
Le lendemain matin, Margrethe prépara le breakfast pour les pauvres. Elle se rendit droit à la cuisine, se porta volontaire et, l’instant d’après, elle avait la charge de tout le service puisque le cuisinier en titre ne préparait pas le breakfast. En fait, c’était le devoir de ceux qui se portaient volontaires. Et il n’y a pas besoin d’être un grand chef pour préparer du porridge, du pain, de la margarine, des oranges et du café. J’ai laissé Margrethe aux prises avec les assiettes et les plats.
Je suis sorti et j’ai immédiatement trouvé un emploi.
J’avais appris en écoutant la téléphonie sans fil (qui s’appelait ici la radio) tout en faisant la vaisselle, qu’il y avait une crise de l’emploi aux Etats-Unis, assez importante pour constituer un problème politique et social.
Dans les Etats du Sud-Ouest, on trouve toujours du travail dans l’agriculture, mais j’avais décidé de refuser ce genre d’emploi la veille. Je n’y tiens pas tellement. J’avais fait les moissons pendant pas mal d’années, depuis l’âge où j’avais su tenir une fourche. Mais je n’avais pas envie que Margrethe m’accompagne dans les champs.
Je n’espérais pas trouver une place d’ecclésiastique. Je n’avais même pas dit au frère Eddie que j’avais été ordonné. Il y a un problème d’emploi permanent pour les prédicateurs. Oh, certes, il y a toujours des chaires libres, mais dans des églises où une souris crèverait de faim en un rien de temps.
Non, j’avais une deuxième profession.
Plongeur.
Peu importe le nombre de chômeurs, il y a toujours de la vaisselle qui attend quelque part. La veille, en allant des bureaux de la frontière à la mission de l’Armée du Salut, j’avais remarqué trois restaurants avec cette annonce : On demande plongeur, en vitrine. Si je les avais si vite remarqués c’est que j’avais eu suffisamment de temps, depuis Mazatlan, pour admettre que je n’avais aucun autre talent à vendre.
Aucun. Dans ce monde, je n’avais pas été ordonné prêtre. Et je n’avais aucune chance de l’être puisque je ne pouvais prouver que j’avais fait le séminaire et l’école de théologie. Je ne pouvais même pas espérer le soutien d’une secte primitive qui ne tenait aucun compte des écoles et ne dépendait que de l’inspiration du Saint-Esprit.
Je n’avais rien d’un ingénieur, c’était certain.
Je ne pouvais même pas décrocher un job pour enseigner les matières que je connaissais : je ne pouvais prouver ma formation ; je ne pouvais même pas prouver que j’avais fréquenté le collège !
De façon générale, je ne suis pas doué pour la vente. Certes, j’avais fait preuve de talents insoupçonnés dans l’art difficile de faire rentrer l’argent… mais, là encore, aucune trace, aucune preuve de mon renom. Il était possible que je m’y remette un jour, mais nous avions besoin d’argent liquide tout de suite.
Bon, qu’est-ce que ça me laissait ? J’avais consulté les annonces de main-d’œuvre du Times de Nogales que j’avais trouvé à la mission. Je n’étais pas comptable fiscal. Je ne connaissais rien à la mécanique. J’ignorais absolument ce que pouvait être un « concepteur de logiciel » mais j’étais sûr que ça ne me concernait pas, non plus que l’« informatique ». Je n’avais jamais été infirmier et je n’avais jamais touché de près ou de loin à une profession médicale ou paramédicale.
Je pouvais continuer comme cela, indéfiniment, à dresser la liste de toutes les professions que je ne pouvais pas exercer et que je ne pourrais pas apprendre. C’était inutile. Tout ce que je pouvais faire, afin de subvenir à nos besoins et commencer à nous habituer à ce nouveau monde, c’était ce que j’avais déjà fait en tant que peón.
Un plongeur compétent et digne de confiance ne risque pas de mourir de faim. (Il est plus probable qu’il meure d’ennui.)
Le premier endroit où je me présentai ne sentait pas bon et la cuisine paraissait sale. Je ne m’y attardai pas. Ensuite, ce fut un hôtel appartenant à une grande chaîne. Il y avait plusieurs employés dans l’arrière-cuisine. Le patron m’examina et me dit :
— C’est un boulot pour les Chicanos. Ça ne vous plairait pas.
J’essayai de protester mais il me fit taire.
Ce fut le troisième endroit qui me convint. C’était un restaurant un peu plus important que le Pancho Villa, la cuisine y était propre et le patron pas plus bilieux que la normale.
J’eus droit à une mise en garde.
— Le salaire est très bas pour ce boulot, et il n’y aura pas d’augmentation. Vous avez droit à un repas par jour sur le compte de la maison. Si je vous surprends à piquer quoi que ce soit, même un cure-dent, vous êtes vidé. Vous travaillerez selon les horaires que je déciderai et je peux les changer quand je veux. Pour l’instant, j’aurai besoin de vous de midi à quatre heures, de six à dix, cinq jours par semaine. Vous pouvez travailler six jours si vous voulez, mais il n’y a pas d’heures supplémentaires. Je ne paie des heures supplémentaires qu’à partir de huit heures par jour, ou plus de quarante-huit par semaine.
— O.K.
— Bien. Montrez-moi votre carte de sécurité sociale.
Je lui ai tendu ma carte verte.
Il me l’a rendue immédiatement.
— Et vous comptez que je vous paie douze dollars et demi de l’heure sur la base d’une carte verte ? Vous n’êtes pas un Chicano. Vous essayez de me faire avoir des ennuis avec le gouvernement ? Où est-ce que vous avez eu cette carte ?
Je lui ai raconté la petite histoire que j’avais mijotée pour le service d’immigration.
— Nous avons tout perdu. Je ne peux même pas téléphoner pour dire à un ami de m’apporter de l’argent. Il faut que je rentre chez moi pour débloquer des fonds.
— Mais vous pourriez bénéficier de l’aide publique.
— Monsieur, je suis trop fier pour ça. (Et je ne sais pas comment prouver que je suis bien moi. Alors ne me posez plus de questions et laissez-moi laver la vaisselle en paix.)